Elle n’est pas la dernière mode de la finance, une dérivée seconde de la finance d’engagement dont l’investissement socialement responsable (ISR) serait la dérivée première ! La philosophie de l’impact est une lame de fond et l’amorce d’un changement du modèle économique dominant. Se frayant un chemin dans l’économie internationale, la révolution de l’impact imprègne le comportement de tous les secteurs et de tous les acteurs de l’économie et de la société, de l’entreprise à la finance en passant par les politiques publiques, les organismes non gouvernementaux et la philanthropie.
Son enjeu ? Rien de moins que la transformation volontaire et systématique du système. Hier, le « capitalisme égoïste » ou du moins « amoral », selon l’expression du philosophe André Comte-Sponville, un système qui va dans le mur. Demain, un « capitalisme d’impact », atterrissage du modèle de développement durable cartographié par l’ONU depuis 2015 en dix-sept objectifs. Entre les deux, la nécessité de mobiliser 25 trillions d’euros sur la prochaine décennie.
D’aucuns pourraient donc s’interroger sur la nécessité et la faisabilité de cette bascule. Pour être convaincu, il suffit d’écouter le témoignage privilégié sur ce tournant du capitalisme d’un acteur clé de cette révolution, inventeur du contrat à impact social en 2010 et influenceur de la finance d’impact au Royaume-Uni et aux États-Unis. Son nom ? Sir Ronald Cohen
Une logique d’harmonie
« Le capitalisme à impact, écrit-il, est ce nouveau système qui met en accord le secteur privé et l’État, de sorte que les deux travaillent en harmonie et non plus en opposition, et misent davantage sur le capital et l’innovation pour résoudre les problèmes sociaux et environnementaux. » Précisons ici que pour Ronald Cohen, « impact » équivaut à « impact social ». « Social » non dans notre propre acception, mais pris dans son sens anglo-saxon. Cela rime donc plus avec sociétal. Cet impact s’intéresse donc aux relations avec l’ensemble des « parties prenantes » et intègre naturellement l’environnemental.
Les deux aspects sont devenus indissociables. Ils sont d’ailleurs désormais conjugués, sous la thématique synthétique consensuelle de la « transition juste » : la transition écologique repensée à la lumière du mouvement des gilets jaunes, en quelque sorte ! L’investissement à impact (ou impact investing) est en effet destiné à juguler simultanément « deux périls, l’inégalité
La « main invisible » n’est pas efficace
En 1776, dans son Enquête sur les causes de la richesse des Nations, Adam Smith constatait que « tout en ne cherchant que son intérêt personnel, chaque individu travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler ». Et d’ajouter cette métaphore : « En cela, il est conduit comme par une main invisible à faire quelque chose qui n’entre nullement dans ses intentions
Contrairement à ce que prétendait le physiocrate Mercier de la Rivière, « lorsque l’intérêt personnel gouverne », le monde ne va pas bien de lui-même. La preuve : des besoins sociaux ne sont pas pris en charge, des dégâts collatéraux considérables se produisent sur l’environnement et la société, avec à la clef pollution et pauvreté. Et nulle auto-correction ! Le modèle occidental a pris conscience de son insoutenabilité planétaire et doit rapidement prendre en compte les externalités négatives à réduire et les externalités positives à produire. Il est urgent de lever la tête et de regarder au-delà du niveau de l’EBITDA et de l’augmentation du cours de bourse. Il est urgent de dépasser le tropisme de l’intérêt personnel, cette passion égoïste et originelle de la nature humaine
Pourquoi la vapeur va être inversée
C’est toute l’ambition de la révolution de l’impact que d’inverser consciemment la vapeur et de trouver les moyens de remédier en profondeur à ces insuffisances et à ces dégâts que « la tyrannie de la rentabilité » a semés sur son passage de manière irresponsable. L’ambition de mettre la main à la pâte pour déployer la logique d’un intérêt humain élargi, où le bien fait à autrui devient une composante existentielle déterminante de la satisfaction individuelle et entrepreneuriale, un modèle où économie et humanisme ne s’opposent pas
Pour être juste avec Adam Smith, et comme le souligne d’ailleurs Ronald Cohen, la révolution de l’impact est en même temps un retour aux sources d’une philosophie sociale plus unifiée. Avant La Richesse des Nations, perçu comme l’ouvrage fondateur de l’économie politique, Adam Smith avait publié en 1759 une Théorie des Sentiments moraux où, à côté des passions égoïstes et originelles, il décrivait les passions sociales, certes moins fortes, de l’homme que sont « la générosité, l’humanité, la bonté, la compassion, l’amitié et l’estime mutuelles
La révolution de l’impact s’invite donc jusque dans la théorie économique standard. Elle appelle à réviser l’anthropologie réductrice qui se cache derrière l’hypothèse fondatrice d’un homo economicus maximisateur de sa satisfaction individuelle, conçue sous un angle matérialiste, pour la faire évoluer vers une anthropologie plus réaliste d’un être humain de pleine stature et à rationalité élargie. Un être susceptible de prendre explicitement en compte le bien d’autrui dans sa fonction de satisfaction propre. Faire du bien à l’autre peut améliorer notre propre bien-être immatériel. Autrement dit, se centrer sur son nombril appauvrit. L’intérêt de l’homme ne se limite pas à une augmentation de son niveau de vie personnel ou familial, il est plus riche au sens premier, et plus généreux. La volonté d’impact social de toute une nouvelle génération d’entrepreneurs vient à point nommé nous le rappeler.
Le mouvement est transversal et structuré
L’affirmation consciente ou inconsciente de cette nouvelle anthropologie permet de comprendre pourquoi la révolution de l’impact est en train d’imprimer sa marque dans l’ensemble du champ économique et social et des « groupes d’acteurs ». Qui est concerné aujourd’hui ? L’entreprise, avec le développement de l’entrepreneuriat social et le renforcement de l’économie sociale et solidaire. L’investissement financier et la gestion d’actif, au sein ou en dehors des grandes banques, en dépassant la logique « atténuatrice » de limitation des dégâts de l’investissement socialement responsable pour lui substituer la logique de l’impact positif mesurable. L’univers de la philanthropie classique des fondations appelées par l’impact à aller au-delà d’une politique de donation homéopathique à fonds perdus et tournante, dans une logique d’investissement à impact rentable à plus grande échelle. Cette révolution est aussi crédible car elle apporte métriques standardisées et outils innovants.
Ronald Cohen multiplie les exemples en opposition flagrante avec la « preuve par neuf » apportée par Adam Smith (« Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses »). Il témoigne ainsi « que l’on peut échapper au conflit entre rendement financier et rendement social
Une entreprise peut « bien faire et faire du bien »
Exemple avec Zipline, entreprise créée par Keller Rinaudo. Après avoir monté une société à succès de robots-jouets à 23 ans, ce spécialiste de la robotique professionnelle s’est lancé le défi de créer « des initiatives qui auraient une profonde influence sur la vie des gens ». En 2016, il trouve ce qu’il cherchait dans un problème de logistique de livraison de produits médicaux essentiels rencontré par le gouvernement du Rwanda. Il y apporte une solution en rapport avec son savoir-faire en réorganisant la logistique autour de deux plates-formes technologiques de stockage, d’où, grâce à une flotte de drones, peut être acheminée en quelques minutes la bonne poche de sang sur presque tout le territoire. Grâce à cette innovation logistique de rupture, 80 % de la population rwandaise peut être servie rapidement et une économie budgétaire conséquente est réalisée. Cela permet de rémunérer correctement l’impact social apporté par Zipline. Par ailleurs, il est mis fin au surstockage global et à la péremption des poches de sang inutilisées localement. Fort de cette rentabilité démontrée et reposant sur l’impact social, Keller Rinaudo a obtenu un financement en capital-risque de 190 millions de dollars, pour une valorisation de Zipline égale 1,2 milliard de dollars en mai 2019.
Autre exemple : La Varappe, entreprise inclusive d’insertion créée par Laurent Laïk. Cet ex cost-killer était navré de mesurer les effets sociaux destructeurs de ses missions d’optimisation, qui le conduisaient à gaspiller en masse un personnel existant et disponible, prêt à faire des efforts d’employabilité et de ce fait susceptible de requalification et de redéploiement
Cadre juridique favorable pour l’oimpact social
C’est aux États-Unis que les initiatives les plus significatives d’entreprise sociale ont d’abord été lancées. Depuis 2006, le B Lab (B pour bénéfique), organisation mondiale à but non lucratif, soutient « les entrepreneurs qui développent leur activité pour la transformer en force bénéfique ». Il décerne une certification aux sociétés à but lucratif dès lors que la note de la société, fondée sur 180 mesures d’impact social et environnemental, avec une révision trisannuelle, dépasse un certain seuil. 3 000 B corps (corporations), issues de 150 secteurs et 64 pays, ont obtenu la certification en 2020.
La France s’y met aussi. En 2019, dans le cadre de la loi PACTE, le statut d’entreprise à mission a vu le jour. À date, il est adopté par de plus en plus d’entreprises de tout type et taille, comme de grandes entreprises ou des sociétés de gestion d’actifs. C’est une autre confirmation de la généralisation en cours du capitalisme d’impact, qui concilie résultat social directement mesurable et profitabilité au sens classique. Et qui, idéalement, fait dépendre cette profitabilité de la preuve de résultat dans la mission particulière fixée dans les statuts de l’entreprise. L’État est aussi impliqué, en France, dans le développement de contrats d’insertion sociale (voir encadré).
Le temps de l'ISR cosmétique est révolu
La situation n’évolue pas seulement du côté des entreprises. Elle change également du côté des financeurs. Certes, l’investissement à impact n’est pas différent par nature de l’investissement socialement responsable. Toutefois, son développement rapide est une des preuves de la vitesse de mise en œuvre de la révolution de l’impact dans le monde de la gestion d’actifs et du rehaussement du niveau de priorité des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans la gestion d’actifs financiers. Une évolution due à la conversion d’acteurs de marché accompagnant la prise de conscience citoyenne de l’insoutenabilité globale du modèle capitaliste « cynique », mais aussi plus pragmatiquement à la prise en compte des risques de dévalorisation d’actifs liés au changement climatique et aux réactions politiques à ce changement.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) l’a signifié au monde de la gestion d’actifs : le temps de l’ISR cosmétique est révolu. L’Observatoire de l’épargne de l’entreprise le remarque aussi : « l’ISR d’aujourd’hui n’est sans doute pas similaire à celui d’hier. Il a évolué. En effet, les investisseurs ne sont plus seulement attirés par une optique de gestion des risques ESG mais par une réelle quête d’impact environnemental et social à long terme, en exerçant une pression positive sur les entreprises
Une réglementation européenne déterminante
Cette démarche est renforcée par le développement d’un cadre réglementaire plus contraignant pour tous les acteurs, tant au niveau européen qu’international, notamment avec le règlement Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR1)
Au nom près, les fonds à impact ont d’ailleurs trouvé leur socle réglementaire dans la classification des fonds par le SFDR : les fonds à impact correspondent aux fonds dit « article 9 » du règlement européen. Il s’agit de fonds qui poursuivent clairement un objectif d’investissement durable, d’une exigence supérieure aux exigences plus modestes des fonds dit « article 8 ». Ils doivent démontrer une performance financière et extra-financière concomitante. C’est la catégorisation optimale, la plus recherchée, qui recrée une niche s’apparentant clairement à l’investissement à impact et aux fonds thématiques durables, dans lesquels on doit en principe retrouver une intentionnalité, une additionnalité et une exigence d’impact chiffré extra-financier spécifiques.
La multiplication récente des fonds à impact, de valeurs mobilières et plus récemment de fonds d’investissement immobilier montre bien la vitesse à laquelle la révolution de l’impact se propage dans le monde des sociétés de gestion d’actifs et la sphère financière. Même s’il convient que tous s’accordent pour établir une métrique réellement connectée aux finalités humaines à atteindre par le « pivotage » et « l’auto-correction » du modèle économique dominant, seules à même de satisfaire les passions sociales qui animent au fond tous les groupes d’acteurs humains, et de refaire société.
La comptabilité à l’heure de l’impact
Mais l’outil le plus ambitieux de la révolution de l’impact est le projet d’une comptabilité générale de l’entreprise pondérée par l’impact. Elle changera l’échelle de la finance d’impact en donnant à lire une bottom line à 360 degrés nette des impacts positifs et négatifs des entreprises. Les diverses initiatives par lesquelles on s’efforce depuis les années 2000 de mesurer et normer la rentabilité extra-financière de l’entreprise, son résultat économique et social, sont seulement des étapes préliminaires vers ce système standardisé de mesures, qui permettra à la révolution de l’impact d’atteindre sa vitesse de croisière, par l’internalisation dans les comptes de l’impact extra-financier, positif tout autant que négatif.
C’est à l’élaboration d’un tel système que travaille activement l’Impact-Weighted Account Initiative (IWAI), lancée en 2019, après avoir germé au sein de la Harvard Business School
Le but de ce travail de pondération par l’impact de la comptabilité ? Arriver à fixer des coefficients correcteurs standards, à l’instar des règles standards, qui s’appliquent à la comptabilité financière. Et, in fine, aboutir à la mise en place de Generally Accepted Impact Principles (GAIP). Il s’agit d’une révolution comptable au moins aussi importante que celle qui, après la crise boursière de 1929, avait débouché sur l’établissement des Generally Accepted Accounting Principles, sous la tutelle de la Securities Exchange Commission, créée à la même époque, donnant aux analystes boursiers le moyen de comparer valablement les performances financières des entreprises.
Le résultat « pondéré » reflet de l’impact global
On comprend de ce fait comment, par le biais de cette comptabilité pondérée, les investisseurs à impact pourront intégrer dans leurs modèles de gestion de portefeuille l’analyse du triptyque rentabilité-risque-impact, clef de succès de l’investissement (financier) à impact et condition des arbitrages tactiques au sein d’une même classe d’actifs, comme ils avaient intégré l’analyse du risque à celle de la rentabilité lors du déploiement des divers segments du capital investissement dans le non-coté.
En monétisant l’influence des entreprises sur les gens et l’environnement, l’IWAI autorisera une comparaison rigoureuse de la dimension extra-financière et de son impact sur les comptes pondérés. « Cette comparaison influencera les consommateurs, les investisseurs et les salariés, et affectera la valeur boursière des entreprises, écrit Ronald Cohen. Cela aura pour résultat final de modifier radicalement les flux de capitaux dans toute la machine économique. » Le résultat de l’entreprise sera un reflet fidèle de son impact global net, de sa valeur ajoutée sociétale nette. La révolution de l’impact sera mise sur les rails, durablement. Adam Smith, depuis son ciel, s’en félicitera. Et ceux qui, prophétiquement, ont conçu l’avenir du social et l’efficacité de la prise en charge des questions sociales par le modèle économiquement plus robuste de l’entreprise à vocation sociale, et plus généralement par la réconciliation de l’économique et du social, ne pourront que se réjouir de la « mainstreamisation » de cette convergence