Square
 

Proposition de règlement sur le filtrage des investissements étrangers : vers la transformation de l’essai ?

Créé le

02.04.2024

Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council on the screening of foreign investments in the Union and repealing Regulation (EU) 2019/452 of the European Parliament and of the Council, Brussels, 24.1.2024 – COM(2024) 23 final.

Cinq ans tout juste après son adoption et à peine trois ans après son entrée en vigueur, le règlement européen établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers1 est déjà de retour sur le métier, comme l’avaient anticipé les premiers commentateurs compte tenu des « tensions géopolitiques contemporaines »2.

Pour rappel, cet assez bref règlement dont l’adoption a été largement promue par la France, a pour objet d’instituer un cadre de filtrage des « investissements directs étrangers »3 pour des motifs de sécurité et d’ordre public, adossé à un mécanisme de coopération entre États membres et entre les États membres et la Commission à laquelle se trouve conférée la compétence d’émettre un avis. Simple faculté ouverte aux États membres, le mécanisme de filtrage doit être déterminé par ceux-ci sous les seules contraintes de transparence et de non-discrimination entre pays tiers4, à charge pour eux d’en prévenir et détecter les contournements, au sens d’un article 3 qui n’est qu’un rappel assez creux du « droit de réglementer » appartenant aux États. La portée principale du mécanisme tient, pour les États qui en adoptent, en la nécessité d’établir un rapport annuel. Précisant le motif de filtrage fondé sur la sécurité et l’ordre public, l’article 4 fournit une liste de cinq domaines sensibles identifiés de manière assez générale, assortie de trois indices généraux à prendre en compte dans la mise en œuvre du filtrage5. En complément de ce premier contenu, l’apport véritable du règlement consiste dans la mise en place d’un mécanisme de coopération à plusieurs niveaux au sein de l’Union6, essentiellement fondé sur un système de notification dont l’émetteur varie selon les situations. Chaque État membre doit ainsi notifier aux autres et à la Commission les investissements ayant fait l’objet d’un filtrage précisant en particulier les autres États susceptibles d’être affectés. Cette notification, dont les éléments sont précisés par l’article 9, engendre ainsi la possibilité pour les autres États d’émettre des commentaires et à la Commission d’émettre un avis pouvant conduire à requérir de l’État – appelons-le « d’accueil » – des informations complémentaires. Il s’agit, en somme d’un système d’échanges de vues et d’informations, garanti par une obligation générale faite aux États d’assurer la confidentialité des informations transmises à l’article 10. En complément, chaque État membre peut prendre l’initiative d’adresser des commentaires à un autre d’accueil, ainsi qu’à la Commission, lorsqu’un filtrage n’a pas eu lieu. La Commission peut également prendre l’initiative d’émettre un avis dans le champ spécifique des investissements directs étrangers susceptibles de porter atteinte à des projets ou des programmes présentant un intérêt pour l’Union, identifiés en annexe.

Ainsi qu’en font état les motifs de la proposition, les motifs d’une amélioration et d’un renforcement du dispositif ne manquent évidemment pas. Si, selon un cercle vertueux, l’introduction d’un dispositif européen s’est accompagnée de l’adoption d’un dispositif national de filtrage dans plusieurs États qui n’en disposaient pas, outre les 13 États qui en disposaient à l’origine7, en même temps que la mise en place du système de coordination a permis la notification de nombre d’opérations qui ne l’eussent pas été8, le Rapport de la Commission sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union européenne9 a plus sévèrement mis en lumière un certain nombre de difficultés de mise en œuvre et d’insuffisances du cadre existant tenant en particulier aux difficultés de coordination résultant des divergences nationales dans la définition des activités sensibles et des prérogatives des autorités de contrôle. Selon la nouvelle justification en usage, l’uniformité poursuivie par le règlement va servir un objectif de simplification et d’adéquation réglementaire10. La Commission fait en outre État de la proportion importante d’investissements étrangers réalisés dans les États demeurant dépourvus de dispositif de filtrage, qui reste bien excessive11.

En dépit de son effet d’incitation désormais observable, procédant sans doute de sa souplesse initiale12, le diagnostic proposé justifie ainsi largement qu’à si brève échéance13, des évolutions puissent déjà être envisagées. Loin d’une simple modification, la proposition entend abroger le règlement d’origine14 pour lui substituer une nouvelle version plus exigeante, qui exprime une volonté forte de la Commission de rendre effective la nouvelle compétence attribuée à l’Union européenne en matière d’investissements directs par l’article 207 du TFUE, dans le champ de la politique commerciale commune. D’un point de vue systématique, ce renforcement vient prolonger d’abord l’influence qu’a déjà entendu exercer la Commission sur le droit des investissements au sujet des traités bilatéraux conclus entre les États membres, dont les suites sont bien connues15. Il vient ensuite amplifier le glissement sans doute inéluctable dans le giron du droit de l’Union, du domaine des relations financières avec l’étranger16. Signe fort, là où le règlement dans sa version en vigueur rappelle à son considérant 4 le droit qu’ont les États membres de déroger à la libre circulation des capitaux résultant de l’article 65, 1., b) du TFUE et laisse ainsi aux États une entière liberté de filtrage à son article 1.3, ce droit d’instituer un contrôle des investissements étrangers prend la forme d’une obligation désormais uniforme dans la proposition, dont le considérant 15 n’ouvre plus comme marge de manœuvre que la préservation de la sûreté nationale résultant de l’article 4(2) du Traité sur l’Union européenne et des intérêts essentiels visé à l’article 346 du TFUE, déjà rappelée par l’article 1.2 du règlement en vigueur. De façon ainsi plus invasive, la liberté des États en la matière devient résiduelle, limitée aux questions non « coordonnées » par le règlement17.

Au-delà, le renforcement du dispositif initial procède, en l’état de la proposition, des éléments suivants.

Il résulte tout d’abord de l’extension, par voie de définition, du champ des opérations couvertes. Tel est le cas de la définition d’investissement étranger, venue s’ajouter à celle « d’investisseur étranger », pour inclure, à la manière du droit français, aux côtés des investissements réalisés depuis des États tiers, ceux réalisés au sein de l’Union mais sous « contrôle étranger »18 (art. 2.1), notion elle-même objet de la définition nouvelle suivante : « investment within the Union with foreign control’ means an investment of any kind carried out by a foreign investor through the foreign investor’s subsidiary in the Union, that aims to establish or to maintain lasting and direct links between the foreign investor and a Union target that exists or is to be established, and to which target the foreign investor makes capital available in order to carry out an economic activity in a Member State » (art. 2.3). La notion d’investissement direct étranger est par ailleurs entendue plus largement, par référence au concept de « cible dans l’Union » plutôt qu’à celui d’entrepreneur ou d’entreprise (art. 2.2).

À ces précisions ainsi apportées relativement aux opérations concernées s’ajoutent celles relatives aux paramètres de contrôle par les dispositions du chapitre IV de la proposition, posant les critères d’identification des investissements directs étrangers susceptibles de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public. Si l’identification des domaines sensibles à l’article 13.3 demeure proche de la version en vigueur, en dehors de la précision apportée pour les infrastructures critiques, par référence aux directives européennes adoptées depuis le règlement sur le sujet19 et en matière de cybersécurité20, de nouveaux critères d’appréciation sont ajoutés, inspirés par le contexte international. Ainsi en va-t-il en particulier d’un refus antérieur d’autorisation ou d’une autorisation sous condition (art. 13.4.a), de la soumission de l’investisseur étranger aux mesures restrictives prévues par l’article 215 du TFUE ou de la violation de telles mesures par celui-ci (b et d), qui constituent le fondement des mesures adoptées à l’encontre de la Fédération de Russie au printemps 2022 en réaction à l’invasion de l’Ukraine21, ainsi que de la probabilité que l’investisseur étranger poursuive des objectifs politiques d’un État tiers ou concourt à son développement militaire.

Au-delà, l’évolution centrale par rapport au texte en vigueur réside dans l’obligation désormais faite aux États d’adopter un mécanisme de filtrage, en vertu de l’article 3.1 de la proposition, reposant sur une autorisation préalable aux investissements visés à l’article 4, 4), disposition renvoyant elle-même à une double annexe. Reprenant l’annexe au règlement en vigueur, l’annexe I aura en effet vocation à détailler par matière les activités constituant un projet ou programme présentant un intérêt pour l’Union, tandis qu’une annexe II viendra préciser, au-delà, un certain nombre de secteurs dans laquelle la cible doit être « économiquement active » et pour lesquels une autorisation sera requise. Pour assurer une évolution souple du dispositif, le contenu de ces annexes pourra être modifié par voie d’actes délégués, en application de l’article 20.

Cette extension et précision apportée au domaine des opérations soumises à autorisation conduit à en préciser les conditions de notification par domaine en application de l’article 5, ainsi que les modalités de transmission et de prise en compte des commentaires adressés par les autres États membres et avis de la Commission, aux articles 7 et 8.

Le cœur de la proposition se situe ainsi dans l’article 4.2), qui détermine des exigences auxquels doivent répondre les mécanismes de filtrage dont, entre autres, la détermination de la procédure d’enquête applicable par l’autorité de filtrage, les conditions de sa conformité et, le cas échéant, ses modalités de saisine d’office22 pour des investissements non soumis à autorisation, la préservation de la confidentialité des informations sensibles et les conditions auxquelles d’éventuelles limitations ou refus d’autorisation pourront être apportées.

Le caractère obligatoire de l’instauration d’un mécanisme de filtrage conduit à détailler en particulier la procédure applicable aux notifications dans le cadre d’une opération réalisée dans plusieurs États – « multi-country transaction » (art. 6.2).

Par la combinaison de la définition plus précise des opérations, secteurs et modalités de filtrage mises en œuvre, le dispositif se veut ainsi véritablement uniforme et compréhensif, laissant rétrospectivement songeur sur le choix initial d’un règlement dans la version d’origine. Quoi qu’il en soit, la continuité de l’entreprise marque le volontarisme de la Commission et ramène bien à sa juste place le texte toujours en vigueur : celui d’un texte, au fond, préliminaire.

Reste alors à mesurer l’impact de l’évolution du cadre européen sur le dispositif français, sans doute relativement modeste. Le dispositif du Code monétaire et financier23 demeure à ce jour plus qu’en avance sur le règlement européen en vigueur, quels que soient les ajustements incessants dont il fait désormais l’objet24, dans la foulée des modifications importantes successivement opérées depuis une dizaine d’années25 dont les plus importantes ont été apportées par la loi PACTE et de l’un de ses décrets d’application26.

S’agissant d’un texte de proposition, il n’est pas à ce stade utile de détailler les hypothétiques adaptations du dispositif interne. De manière synthétique, il apparaît que la proposition de règlement impose aux États membres l’instauration d’un dispositif auquel répond déjà pour l’essentiel le droit français. Quant au domaine des investissements soumis à autorisation, il demeurera possible dans un cadre national de maintenir une autorisation et d’aménager des possibilités de contrôle en dehors du cadre coordonné. Le caractère indicatif des critères fixés à l’identification des investissements susceptibles de porter atteinte à l’ordre public ne rend pas ceux-ci particulièrement invasifs.

Davantage qu’une contrainte, l’évolution du cadre européen se présente sans doute davantage comme une opportunité pour un État comme la France de sensibiliser les autres États membres et la Commission à des périls de soumission économique auxquels elle était déjà largement éveillée. n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº214
Notes :
1 Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union : JOUE L 79I, 21 mars 2019, pp. 1-14, sur lequel L. Rass-Masson, « La coordination, par l’Union, des contrôles nationaux des investissements étrangers », JDI 2020, 1503 ; B. Lecourt, Rev. Sociétés 2019, 364 ; R. Bismuth, « L’Europe qui protège ? Le contrôle des investissements directs étrangers dans l’Union européenne », Revue des Juristes de Sciences Po, 13 mars 2018.
2 V. L. Rass-Masson, préc.
3 Définis à l’article 2, 1) comme « un investissement de toute nature auquel procède un investisseur étranger et qui vise à établir ou à maintenir des relations durables et directes entre l’investisseur étranger et l’entrepreneur ou l’entreprise à qui ces fonds sont destinés en vue d’exercer une activité économique dans un État membre, y compris les investissements permettant une participation effective à la gestion ou au contrôle d’une société exerçant une activité économique ».
4 Pour une présentation générale du principe de non-discrimination au niveau des accords de l’OMC, dans sa double dimension de clause de la nation la plus favorisée et de principe du traitement national, J.-M. Jacquet, P. Delebecque et L. Usunier, Droit du commerce international, 4e éd., Dalloz, 2021, n° 151-152.
5 Art. 4.2. : « Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres et la Commission peuvent aussi prendre en compte, en particulier: a) le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement, y compris des organismes publics ou les forces armées, d’un pays tiers, notamment à travers la structure de propriété ou un appui financier significatif; b) le fait que l’investisseur étranger ait déjà participé à des activités portant atteinte à la sécurité ou à l’ordre public dans un État membre; ou c) le fait qu’il existe un risque grave que l’investisseur étranger exerce des activités illégales ou criminelles. »
6 Non exclusif de celui très rapidement évoqué avec les autorités des Etats tiers par l’article 13.
7 Royaume-Uni désormais mis à part. v. la note explicative de la Proposition commentée, p. 1, note 1.
8 Ibid., p. 1.
9 Doc. COM (2021) 714 final – Premier rapport annuel sur le filtrage des investissements directs étrangers au sein de l’UE, sur lequel, Contrats Concurrence Consommation n° 4, avril 2022, alerte 11, par C. Paulhac et J. HUA.
10 Pt. 3.5, p. 14 de la Proposition, s’appuyant sur COM(2022) 548 final : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:413d324d-4fc3-11ed-92ed-01aa75ed71a1.0001.02/DOC_1&format=PDF
11 V. note 2, European Court Auditors, Special Report 27/2023, « Screening foreign direct investments in the EU – First steps taken ».
12 V. l’observation fine mais sans doute excessive selon laquelle « [l]e cadre européen constitue un cadre très souple, le rapprochant en l’état davantage d’un outil d’affichage politique que d’un instrument juridiquement pertinent », L. Rass-Masson, préc.
13 Dans la foulée du délai inscrit par l’article 15 du règlement aux fins de la procédure d’évaluation.
14 Selon son article 23.
15 Avec l’arrêt Achmea concernant l’inapplicabilité des clauses d’arbitrage (CJUE 6 mars 2018, aff. C-284/161, République de Slovaquie c/ Achmea BV : Rev. Crit. DIP, 2018, 616, note E. Gaillard ; JDI 2018, 903, note Y. Nouvel ; JDI 2019, 271, obs. B. Rémy) et son importante suite constituée par la résiliation par traité plurilatéral du 5 mai 2020 des traités bilatéraux.
16 V. en général, J.-M. Jacquet, P. Delebecque et L. Usunier, op. cit., n° 748, p. 676, citant, en particulier, H. Synvet, « L’impact du droit communautaire sur les relations financières avec l’étranger », in Mélanges en l’honneur de Yvon Loussouarn, Dalloz, 1994, p. 365.
17 Art. 1.3 : « Member States may adopt or maintain in force national provisions in fields not coordinated by this Regulation. »
18 Comp. la définition d’investisseur au sens de l’article R.151-1, 4° du Code monétaire et financier et le concept de « chaîne de contrôle », mentionné au II de la même disposition.
19 Directive (UE) 2022/2557 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 sur la résilience des entités critiques, et abrogeant la directive 2008/114/CE du Conseil : JO L 333 du 27.12.2022, p. 164-198.
20 Directive (UE) 2022/2555 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union, modifiant le règlement (UE) n° 910/2014 et la directive : JO L 333 du 27 décembre 2022, pp. 80-152.
21 V. nos obs. dans cette chron., n° 202, pp. 67-69.
22 Qui font l’objet de précisions à l’article 9 de la proposition.
23 Titre V du Livre Premier, dans sa partie législative comme réglementaire.
24 En dernier lieu, le Décret n° 2023-1293, 28 décembre 2023 relatif aux investissements étrangers en France, pérennisant en particulier l’abaissement, plusieurs fois prorogé par décrets successifs, de 25 % à 10 % du seuil de contrôle pour les sociétés cotées, et l’arrêté du 28 déc. 2023, modifiant l’arrêté du
31 décembre 2019 lui-même déjà modifié relatif aux investissements étrangers
en France.

25 Le dispositif construit à partir de l’affirmation du principe de liberté des relations financières avec l’étranger par la loi n° 66-1008 du 28 décembre 1966 a,
en particulier, connu un mouvement d’extension progressive au cours des quinze dernières années des activités soumises à une procédure d’autorisation, à la faveur en particulier du Décret n° 2018-1057, 29 nov. 2018, relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable : B. Lecourt, « Investissements étrangers soumis à autorisation préalable : renforcement du dispositif français », Rev. sociétés 2019, p. 147.

26 Loi n° 2019-486, 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (B. Dondero, J.-R. Bousquet, et L.-N. Ricard, « Fasc. 25-5 - Actualité : Loi PACTE. – La protection des actifs stratégiques. – Un renforcement du contrôle des investissements étrangers en France », JurisClasseur Commercial, 27 juin 2019) et Décret n° 2019-1296, 4 déc. 2019 précisant les règles de fonctionnement des organismes de financement en application de La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
RB