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Proportionnalisme et pragmatisme à la Cour de cassation

Créé le

02.04.2024

Lorsque parurent les premiers commentaires du Code civil, Napoléon s’écria, dit-on, « Mon Code est perdu ». Que ne dirait-il aujourd’hui face à la jurisprudence de la Cour de cassation qui s’émancipe peu à peu de la loi, officiellement au nom du principe de proportionnalité et de manière moins transparente au nom d’une forme de pragmatisme implicite ? Disons d’emblée deux choses : ne généralisons pas, cela demeure exceptionnel et surtout il n’est nullement anormal que la plus haute juridiction adapte sa mission aux temps présents, c’est-à-dire aux évolutions imposées par les juridictions européennes mais aussi à l’esprit collectif, souvent plus soucieux d’efficacité de la solution que de rectitude de la motivation. Mais, évidemment, cela fait naître des discussions, dans un pays de droit écrit où la loi domine toutes les autres sources de droit en raison de son onction démocratique.

On date l’introduction du contrôle de proportionnalité par la Cour de cassation d’un arrêt de 2013, qui avait rejeté la nullité d’un mariage parce qu’elle revêtait « le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit [de l’un des époux] au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans ». Il y a eu depuis bien d’autres exemples, même s’il ne faut pas en exagérer le nombre et la portée1. L’importation du principe de proportionnalité a donné lieu à de vifs débats, qui se sont en particulier focalisés sur la question démocratique et le principe de la séparation des pouvoirs. Le président actuel de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, Monsieur Vincent Vigneau, avait analysé dès 2017 ce phénomène du point de vue du juge, sans esquiver les questions fondamentales qu’il suscite2.

Mais ces derniers temps, une autre méthode d’assouplissement de la loi semble apparaître, en particulier à la Chambre commerciale, même s’il ne s’agit que de décisions isolées. Ainsi, par exemple, alors qu’elle avait appliqué strictement en 2022 les conditions formelles exigées par les textes pour la reprise des actes antérieurs à l’immatriculation de la société (Cass. com. 19 janvier 2022, n° 20-13.719), a-t-elle décidé en 2023 qu’à défaut de les respecter, il fallait néanmoins avoir égard à la commune intention des parties (Cass. com. 29 nov. 2023, n° 22-12.865, 22-18.295 et 22-21.623). De même, malgré les termes de l’article 1844-7 du Code civil, la Cour de cassation a jugé en 2023 que, bien que le délai accordé par ce texte ait expiré, le juge du fond peut, dans l’année suivant la date d’expiration de la société, constater l’intention des associés de proroger la société et autoriser la consultation à titre de régularisation dans un délai de trois mois (Cass. com. 30 août 2023, n° 22-12.084). Autre exemple récent : malgré les termes de l’article 1226 du Code civil, qui n’acceptent d’exception à l’obligation de notifier une mise en demeure avant résolution d’un contrat qu’en cas d’urgence, la Chambre commerciale a jugé qu’elle « n’a cependant pas à être délivrée lorsqu’il résulte des circonstances qu’elle est vaine », ce qui est manifestement ajouter au texte (Cass. com. 17 janv. 2024, n° 22-20.785). Enfin, sans être exhaustif, citons l’arrêt qui a validé une expertise de l’article 1843-4 du Code civil ayant proposé deux prix (Cass. com. 17 janvier 2024, n° 22-15.897).

On peut comprendre ces assouplissements et qu’ils soient en général accueillis avec satisfaction. Néanmoins, au risque d’une voix légèrement dissidente, il nous semble que cette forme de pragmatisme peut être discutée sans être forcément bannie. Prenons l’exemple de la reprise des engagements antérieurs à l’immatriculation de la société. Lorsque la loi du 24 juillet 1966 a détaché du contrat la naissance de la personnalité juridique de la société pour l’attacher à une formalité administrative, l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés, elle a choisi cette voie pour sa clarté et sa sécurité, tout un chacun n’ayant plus aucune difficulté à connaître cette date et à être certain de contracter avec une personne juridique. Mais elle a pris soin de régler par un système de reprise les difficultés qui pouvaient naître des actes conclus antérieurement. Or, outre que ce formalisme n’est tout de même pas complexe à mettre en œuvre, il présente l’intérêt de protéger les tiers qui sont ainsi expressément informés de la finalité de l’acte. Mais il est vrai que ces modalités donnent lieu depuis l’origine à un contentieux récurrent et agaçant ; c’est sans doute la raison pour laquelle la Cour de cassation a pris une position très compréhensive.

On peut donc approuver qu’une « erreur de plume » soit réparée par les juges3. Cependant, ce faisant, la Cour, non seulement se met en marge du texte, ce qui est déjà en soi une préoccupation, mais risque de ne pas éteindre le contentieux en le déplaçant vers celui de l’interprétation de la volonté des parties, d’autant qu’il existe des repentirs intéressés. Lorsque la loi impose un formalisme, ce n’est pas pour ennuyer les parties ou pour les faire tomber dans des chausse-trappes (sauf parfois en procédure civile...). n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº214
Notes :
1 Voir le recensement et la très intéressante analyse de A. Gouêzel et G. Mégret, Dix ans de contrôle de proportionnalité in concreto à la Cour de cassation, Dalloz 2024, p. 321.
2 Libres Propos d’un juge sur le contrôle de proportionnalité, Dalloz 2017, p. 127.
3 J. Heinich, « Reprise des actes accomplis au bénéfice de la société en formation : la fin de la nullité pour une erreur de plume », BJS, mars 2024, p. 2.
RB