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La « double matérialité »,
ou les deux mamelles de la durabilité
à l’européenne

Créé le

02.10.2023

-

Mis à jour le

03.10.2023

Chapo

De nouvelles notions sont apparues dans le monde de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), dont celles de durabilité et de double matérialité. Alors que la directive NFRD du 22 octobre 2014 avait retenu une périphrase neutre, « informations non financières », la directive CSRD du 14 décembre 2022 lui a substitué l’expression « informations en matière de durabilité ». Elle ne caractérise donc plus ces informations par leur nature non financière, car elles peuvent avoir un impact financier, mais par une finalité, la « durabilité » (sustainability dans la version anglaise). L’objectif très général peut être résumé ainsi : il faut que l’entreprise puisse persister et que le monde puisse perdurer face aux défis contemporains, environnementaux, sociaux et sociétaux au sens très large.

La notion de « double matérialité », liée à la précédente, mérite qu’on y prête attention. À la suite de la directive, les normes techniques d’application (ESRS) en font un élément essentiel. Mais qu’est-ce que la « matérialité » ? En première approche, la matérialité d’une information extra-financière suppose qu’elle soit pertinente et significative pour l’entreprise et pour ses parties prenantes (autre notion nouvelle). Qu’est-ce alors que la « double matérialité » ? C’est, peut-on dire, tant la matérialité entrante que la matérialité sortante, tant celle de l’environnement (au sens très large) sur l’entreprise que celle de l’entreprise sur son environnement. La première met en lumière les conséquences pour l’entreprise et ses actionnaires actuels ou potentiels de l’environnement naturel, social, humain, c’est-à-dire global, d’où son appellation de « matérialité financière » ; la seconde, à l’inverse, se préoccupe de l’effet de l’activité et de l’organisation de l’entreprise sur son environnement ainsi largement entendu, d’où son appellation de « matérialité d’impact ». La matérialité est définie en fonction d’objectifs distincts, uniquement internes (matérialité simple) ou à la fois internes et externes (double matérialité), et en fonction des parties concernées, les seuls actionnaires et investisseurs ou toutes les parties prenantes. La matérialité relève d’une approche par les risques et impose à l’entreprise la responsabilité sous surveillance de les appréhender, les révéler et les maîtriser. Il n’en reste pas moins que la notion est floue.

Deux conceptions de la matérialité se dégagent donc : la première se referme sur l’entreprise et ses actionnaires actuels ou potentiels, la seconde s’ouvre à tous ceux que son activité peut impacter, c’est-à-dire à tous ceux que l’on appelle les « parties prenantes ». La première révèle une conception étroitement financière et d’intérêt privé, l’autre une conception étendue et d’intérêt général. Or, si l’Europe entend imposer la double matérialité, les États-Unis, par la voix de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), pourtant présidé par un Français adepte de la raison d’être, entendent s’en tenir à la simple matérialité financière. Deux philosophies divergentes qui inquiètent les Européens, les ONG et bien d’autres parties concernées ou intéressées.

Au-delà, ces nouvelles notions, bien que très imprécises et peut-être parce qu’imprécises, ont-elles un avenir juridique ? Autrement dit, prendront-elles un jour une force juridique propre ? Est-ce qu’une autorité ou un juge sera tenté de s’en emparer pour aller plus loin que ce que prévoient les textes ? La notion de durabilité servira-t-elle d’étalon de mesure de la quantité et de la qualité des informations à publier ? La notion de matérialité permettra-t-elle d’exiger au cas par cas une information plus approfondie ou plus adaptée ? Est-ce qu’elles obligeront les auditeurs des rapports de durabilité à mettre en œuvre une approche plus substantielle de leur contenu ? Il n’est pas interdit d’imaginer qu’un jour une autorité ou un juge s’empare de l’objectif de durabilité et de la condition de matérialité et leur confère une portée positive, pour interpréter de manière plus exigeante les textes et pour apprécier plus fermement les efforts d’une entreprise. En enveloppant les publications extra-financières dans la notion de durabilité et en leur imposant de prendre en compte la double matérialité, la directive renferme une potentielle dynamique. Quand une notion vient coiffer des règles, on sait quelle force d’expansion elle peut recéler. n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº211
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RB