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ÉDITORIAL

L’exubérance irrationnelle de la RSE

Créé le

14.06.2022

La RSE, qu’on l’appelle comme l’on voudra, ESG, durabilité ou autre, est un drapeau qui sert d’emblème à une matière en expansion continue constituée de réglementations multiples, diverses et désordonnées. Le concept est attrape-tout et tend à envahir tous les champs de la vie économique, sociale, sociétale et politique au sens très large de chacun de ces termes. Il n’est que de consulter la longue liste des rubriques qui doivent figurer dans la seule déclaration de performance extra-financière de nombreuses sociétés (encore plus nombreuses demain, quand la directive CSRD aura été adoptée), dont les grands thèmes comprennent « notamment des informations relatives aux conséquences sur le changement climatique de l’activité de la société et de l’usage des biens et services qu’elle produit, à ses engagements sociétaux en faveur du développement durable, de l’économie circulaire, de la lutte contre le gaspillage alimentaire, de la lutte contre la précarité alimentaire, du respect du bien-être animal et d’une alimentation responsable, équitable et durable, aux accords collectifs conclus dans l’entreprise et à leurs impacts sur la performance économique de l’entreprise ainsi que sur les conditions de travail des salariés, aux actions visant à lutter contre les discriminations et promouvoir les diversités, aux actions visant à promouvoir la pratique d’activités physiques et sportives et aux mesures prises en faveur des personnes handicapées » (art. L. 225-102-1 C. com.), à quoi s’ajoutent, pour les sociétés cotées, « les effets de leur activité quant au respect des droits de l’homme et à la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale » (art. L. 22-10-36). Mais il faut entrer dans la partie réglementaire du Code pour se rendre compte de l’ampleur et de l’extrême diversité de la matière embrassée : elle comporte 41 rubriques de détail, comme par exemple la prise en compte de toute forme de pollution spécifique à une activité, notamment les nuisances sonores et lumineuses, les mesures de prévention, de recyclage, de réutilisation, d’autres formes de valorisation et d’élimination des déchets, les actions de lutte contre le gaspillage alimentaire, la consommation d’eau et l’approvisionnement en eau en fonction des contraintes locales, l’impact de l’activité de la société sur les populations riveraines ou locales, etc. (art. R. 225-105-2). Mais il ne s’agit là que d’une partie du tout, tant les textes sont nombreux et parfois redondants, soit dans le Code de commerce (informations extra-financières dans le rapport de gestion, également dans le rapport sur le gouvernement d’entreprise, devoir de vigilance, représentation équilibrée des hommes et des femmes, prévention des risques technologiques, déclaration des paiements des entreprises extractives), soit ailleurs (Code du travail, Code de l’environnement, Code de l’énergie, loi Sapin 2 relative à la lutte contre la corruption, loi sur l’égalité professionnelle, etc), de sorte qu’ils sont difficiles à recenser, en soi et de manière exhaustive. L’État impose de plus en plus de préoccupations d’intérêt général aux entreprises, au point que, selon Alain Couret, le droit des sociétés glisse vers un droit sociétal (BJS, mai 2022).

Au résultat, il est presque impossible aujourd’hui de délimiter le domaine légal de la RSE et plus encore de la définir. Quel est le champ de la responsabilité sociale ? Où commence-t-elle et finit-elle ? De même pour la responsabilité environnementale : toute activité humaine n’a-t-elle pas un « impact » – encore un concept qui monte – sur l’environnement, directement ou indirectement, et ne subit-elle pas elle-même les conséquences du dérèglement climatique ? Idem pour la notion de gouvernance, que l’on voit mise à toutes les sauces. Quant au « sociétal », quel est son critère, quel est son domaine, quelle est sa limite ? Et l’avenir n’est pas à la restriction mais à l’expansion, avec le concept de durabilité, concept global sans limite tant la préoccupation de durabilité peut tout innerver puisqu’il s’agit, rien de moins, que d’assurer la pérennité de la race humaine entendue très largement. On peut avoir le sentiment d’un grand fourretout auquel s’ajoute un désordre des sources, des critères, des seuils, des mesures et des sanctions, qui sont multiples et sans coordination ni harmonisation.

Il n’est cependant pas question ici de dénoncer ces préoccupations, qui sont essentielles au regard de l’état de la planète et de la gravité des enjeux pour le très proche avenir, mais d’appeler à une réflexion globale sur les buts, les méthodes, les outils, les critères et les sanctions, pour mieux cerner le sens du mouvement, pour éclairer et articuler les finalités et les moyens, ce qui suppose un difficile mais nécessaire travail d’harmonisation des textes, qui seul permettra une lisibilité de l’ensemble et donc une meilleure appréhension des enjeux et des obligations de chacun. Ce travail presque titanesque a été entrepris au sein du Haut Conseil juridique de la Place financière de Paris par une équipe d’universitaires dont le renom permet tous les espoirs.

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº203
RB