Sous prétexte qu'un État a la capacité de battre monnaie et d'augmenter les impôts, on a parfois estimé que les obligations souveraines étaient des placements sans risque. Un État ne peut certes pas être placé en liquidation judiciaire comme une entreprise mais il n'est nullement à l'abri d'un incident de paiement. Au cours du XXe siècle, ce ne sont pas moins de 94 pays (dont 10 considérés comme riches ou à haut revenu) qui sont tombés en défaut sur leur dette bancaire ou
obligataire
[1]
. Les restructurations qui s'ensuivent sont souvent douloureuses, aussi bien pour les créanciers que pour les
débiteurs
[2]
. Malgré le haircut de plus de 70 % imposé aux investisseurs en mars 2012, la Grèce a encore une dette publique faramineuse – qu'elle aura sans doute à réduire ou à rééchelonner en 2015 ou 2016 – et sa crédibilité est durablement minée. Quant à l'Argentine, elle a eu beau restructurer sa dette obligataire en 2005, elle n'a pu empêcher certains créanciers récalcitrants (holdout creditors) de réclamer devant les tribunaux américains le remboursement intégral de leurs
créances
[3]
.
Une proposition approuvée par le FMI
C'est dans ce contexte de forte incertitude financière et juridique que l'Association internationale des marchés de capitaux (International Capital Market Association –
ICMA
[4]
) a engagé une vaste réflexion afin de réviser les règles régissant les restructurations de dettes souveraines. Ses propositions, présentées en août 2014, ont été ultérieurement approuvées par le Fonds Monétaire International (FMI) et le
G 20
[5]
. Elles comportent deux volets.
D'une part, l'ICMA a redéfini la notion de clause pari passu, qui implique désormais l'égalité de traitement et non plus l'égalité de
paiement
[6]
. Cette initiative est venue clore un débat qui a longtemps animé la communauté des
juristes
[7]
; d'autre part, l'ICMA a établi de nouvelles normes pour les clauses d'action collective (
CAC
[8]
). Les modalités de restructuration d'une ou de plusieurs obligations souveraines sont validées et s'imposent à l'ensemble des créanciers si elles obtiennent l'approbation :
- des investisseurs détenant au moins 75 % de la seule souche obligataire soumise au vote ;
- des investisseurs détenant au moins 50 % de chaque souche soumise au vote et au moins les deux tiers de l'ensemble des obligations examinées ;
- ou de ceux détenant au moins 75% de l'ensemble des obligations examinées.
Les fonds vautours en embuscade
La refonte de la clause pari passu et des CAC est indéniablement positive, en ce qu'elle facilite les restructurations et améliore la coordination des créanciers. La nouvelle interprétation de la clause pari passu prend le contre-pied de celle qui prévalait dans la décision rendue par le juge Griesa en juin 2014 dans le litige entre l'Argentine et Elliott. Avec les nouvelles clauses d'action collective, tout accord de restructuration empêchera des holdout creditors (tels les fonds vautours) d'obtenir un meilleur traitement de la part de l'État défaillant que les investisseurs ayant consenti à une décote. Mais certains risques subsistent : un fonds vautour est toujours capable d'agir en amont en bloquant une restructuration de dette souveraine. Le profil-type du gouvernement vulnérable serait un État émergent ou en développement à la solvabilité chancelante mais à la dette obligataire relativement modeste. Un créancier récalcitrant pourrait plus aisément en acquérir un pourcentage stratégique (plus de 25 % d'une souche ou de l'ensemble) et ambitionner de récupérer la totalité de son dû. Les États qui devraient prioritairement introduire les nouvelles CAC et clause pari passu sont par exemple le
Belize, la Grenade et la Jamaïque
[9]
(sans oublier l'Argentine…). En poussant le raisonnement jusqu'au bout, on pourrait d'ailleurs se demander si de tels États ne devraient pas placer une part substantielle de leurs émissions obligataires auprès d'investisseurs institutionnels, voire recourir plus fréquemment à des prêts syndiqués.
La menace persiste
Le travail de l'ICMA présente cependant plusieurs limites. Tout d'abord, les nouvelles clauses ne concernent pas les obligations souveraines déjà émises ; par conséquent, le feuilleton judiciaire qui a opposé l'Argentine à Elliott pourrait accabler d'autres États ayant procédé à des restructurations de dette. Ensuite, elles prendront de nombreuses années avant d'être intégrées dans les divers contrats d'émission de dette publique. À cet égard, il faut reconnaître que le régime de faillite des États proposé en octobre 2013 par le Committee on International Economic Policy and Reform (CIEPR) offrirait des réponses plus adéquates et plus
rapides
[10]
. La question fondamentale du timing des restructurations n'est ainsi pas traitée. Celle-ci requiert bien sûr un diagnostic macroéconomique (surtout en matière d'analyse de la soutenabilité de la dette), qui n'est pas du ressort des juristes mais elle demeure aussi cruciale que la réécriture des contrats de dette. Les restructurations trop tardives aboutissent généralement à des haircuts élevés et à une perte de crédibilité pour l'État en défaut de
paiement
[11]
. Enfin, dans un tout autre ordre d'idée, la logique contractuelle née des travaux de l'ICMA apparaît à double tranchant. Suivant de près la restructuration forcée de la dette publique grecque de 2012, elle a de quoi inquiéter certains investisseurs qui risquent de se sentir dépossédés de leur droit de vote. On s'aperçoit ici que l'équilibre entre la nécessaire coordination de l'action des créanciers et le respect de leurs droits individuels est fragile.
1
Se reporter à Norbert Gaillard, When Sovereigns Go Bankrupt, Springer, 2014, et Norbert Gaillard, « Assessing Sovereign Risk: The Case of Rich Countries », Journal of Financial and Economic Policy, vol. 6, n° 3, 2014.
2
Soulignons toutefois qu’un défaut de paiement n’aboutit pas forcément à une restructuration (en cas, par exemple, de répudiation de dette ou de refus de l’Etat d’engager une négociation avec ses créanciers).
3
En juin 2014, le juge américain Thomas Griesa a même ordonné le blocage du paiement des détenteurs d’obligations argentines restructurées en 2005, au motif que la présidente Kirchner refusait toujours de rembourser le « holdout creditor » Elliott. Cette décision de justice a provoqué un nouveau défaut de l’Argentine quelques semaines plus tard.
4
Fondée en 1969, l’ICMA a pour mission d’assurer que les marchés de capitaux fonctionnent efficacement et d’encourager les meilleures pratiques de marché. Elle représente à la fois les émetteurs, les investisseurs et les négociateurs.
5
FMI, « Strengthening the Contractual Framework to Address Collective Action Problems in Sovereign Debt Restructuring », 2 septembre 2014, et « G20 Leaders’ Communiqué », Brisbane Summit, 15-16 novembre 2014.
6
ICMA, « Standard Pari Passu Provision for the Terms and Conditions of Sovereign Notes », août 2014.
7
Voir, par exemple, Lee Buchheit et Jeremiah Pam, « The Pari Passu Clause in Sovereign Debt Instruments », Emory Law Journal, vol. 53, 2004, et Robert Cohen, « Sometimes a Cigar is just a cigar: the simple story of pari passu », Hofstra Law Review, vol. 40, n° 1, 2011.
8
ICMA, « Standard Aggregated Collective Action Clauses (CACs) for the Terms and Conditions of Sovereign Notes », août 2014.
9
Ces trois États ont fait défaut sur leur dette obligataire à plusieurs reprises au cours des dix dernières années.
10
CIEPR, « Revisiting Sovereign Bankruptcy », Brookings Institution, 3 octobre 2013.
11
Norbert Gaillard, When Sovereigns Go Bankrupt, Springer, 2014.