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Éditorial

La tentation des délices doctrinaux de l’herméneutique

Créé le

18.02.2020

La production de textes à cadence industrielle, en particulier dans le domaine bancaire et financier, a de nombreuses causes et justifications mais aussi beaucoup d’inconvénients, dont le principal est fort bien résumé par la formule prémonitoire du Doyen René Savatier : « L’inflation législative et l’indigestion du corps social » (Dalloz 1977, Chr., 43). S’y ajoute, et ce n’est pas secondaire, l’imperfection de la rédaction des textes et les nombreuses difficultés de mise en œuvre qui en résultent, sans compter la multiplication des conflits de lois dans le temps, et même des conflits de lois internes que l’adage « Specialia… » ne suffit pas à résoudre. Un autre danger guette cette succession accélérée de textes, celui de multiplier les problèmes d’interprétation. Certes, doctrine et pratique sont là pour essayer d’y pourvoir et des institutions ou organismes y apportent leur pierre, mais on constate depuis quelque temps la montée d’un certain esprit négatif : d’aucuns, peut-être lassés de l’imperfection des textes, n’hésitent pas à multiplier les questions. C’est la tentation des délices doctrinaux de l’herméneutique.

Si, à la suite de la loi PACTE, les débats relatifs à l’intérêt social, à la raison d’être ou aux actifs numériques entre-autres, ont produit de belles analyses doctrinales, combien de dispositions ont fait naître des débats pointillistes ? De même, la loi Soilihi du 19 juillet 2019 a été l’occasion de soulever une multitude de problèmes d’interprétation, dont certains ont donné lieu à des discussions un peu forcées, s’éloignant du texte et de la volonté du législateur comme, par exemple, la répartition entre usufruitiers et nus propriétaires du droit de participer et du droit de voter, le régime des fusions simplifiées des sociétés civiles, les nouvelles exigences de quorum et de majorité dans les SARL, la suppression des avantages particuliers dans les SAS lors de leur constitution ou la possibilité d’y introduire une clause d’exclusion à la simple majorité. Il est vrai qu’il y a beaucoup d’enjeux professionnels et économiques derrière nombre de ces questions.

Le domaine bancaire et financier n’est pas en reste. Deux exemples récents peuvent être évoqués. Le premier est relatif à la réforme des sanctions du TEG ; l’ordonnance du 17 juillet 2019 a voulu respecter la mission expresse assignée par la loi d’habilitation du 10 août 2018, « de clarifier et d’harmoniser le régime des sanctions civiles applicables en cas d’erreur ou de défaut de ce taux, en veillant en particulier […] au caractère proportionné de ces sanctions civiles au regard des préjudices effectivement subis par les emprunteurs » ; pourtant, nombre d’analystes s’emploient à en contrarier l’objectif déclaré, en particulier au nom du droit européen, mais aussi pour en combattre l’opportunité. Autre exemple : la réforme de l’offre au public de titres financiers par l’ordonnance du 21 octobre 2019 en application du Règlement du 14 juin 2017 ; outre la déception de beaucoup de voir disparaître la notion de « placement privé », pourtant postulée par le Règlement et surtout sans véritable conséquence (« Il faut que tout change pour que rien ne change » : B. Dondero et F. Gilbert, JCP E du 16 janvier 2020), tout ou presque semble objet d’interprétation.

Y a-t-il derrière ce mouvement une forme d’esprit chagrin, de pessimisme foncier, comme de manière générale dans la société française ? Ces débats sans fin, dont certains donnent le sentiment de couper les cheveux en quatre, peuvent être parfaitement légitimes, mais également parfois guidés par des préoccupations adventices ou par le plaisir de la dispute juridique. Mais est-ce le rôle de la doctrine que d’exacerber des problèmes d’interprétation ? Ne devrait-elle pas essayer de dégager des propositions positives par une interprétation raisonnable ? De manière générale, ne devrait-elle pas, lorsque l’imperfection du texte fait naître des doutes, l’interpréter dans le sens qui lui confère un effet positif conforme à l’objectif de la loi plutôt que dans celui qui conduit à une impasse ? Chacun peut succomber un jour ou l’autre aux blandices doctrinales, mais il faut y résister, encore plus aujourd’hui.

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À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº189
RB