Square

Editorial

Le danger d’une « épistocratie juridique »… ou le droit envahi par l’expertise

Créé le

20.12.2017

Un constitutionnaliste a dénoncé le risque d’une « épistocratie » politique à la tête de l’État (1). L’épistocratie est un néologisme qui désigne un mode de gouvernement au sein duquel le pouvoir est confié aux sachants. Rien de nouveau, à vrai dire, sinon le mot. Dans l’Antiquité, Platon voulait un philosophe-roi ; au XIXe siècle, le Comte de Saint-Simon voulait confier le gouvernement aux scientifiques et aux industriels ; depuis la fin du XXe siècle, les politiques tendent à s’en remettre aux technocrates. La même idée se retrouve chez les membres de la Singularity University, qui non seulement espèrent atteindre l’éternité, mais ambitionnent, sans le dire encore clairement, de confier la responsabilité du gouvernement des êtres humains aux spécialistes du numérique, de la biologie, de la robotique et autres techniques modernes. Pourtant, est-ce que dix savants sont plus savants en politique que dix citoyens, comme le pensait Voltaire ? Rien ne prouve que le savant serait plus sage que le citoyen. Surtout, ainsi que le dit si bien Dominique Schnapper, « il ne faut pas oublier que la démocratie est la seule idée dont nous disposons pour organiser humainement une société humaine » (2).
Toutes proportions gardées, n’assiste-t-on pas à une dérive comparable dans le domaine du droit ? Le droit n’est-il pas en train de passer aux mains des experts ? Sa fabrication n’est plus principalement aujourd’hui l’apanage des juristes de la Chancellerie, mais de plus en plus, dans de nombreux
domaines, le précarré des gens de Bercy. Certes, nombre de branches du droit sont commandées par des préoccupations économiques et financières, mais celles-ci doivent-elles systématiquement imposer leurs seules vues ? Le droit a su développer ses propres fins, qu’il ne faut jamais oublier car elles sont transversales et fondamentales ; les valeurs peu à peu dégagées au fil des siècles et même de deux millénaires, la Justice, la Vérité et, beaucoup plus récemment, les droits et liberté fondamentaux, constituent l’armature indispensable d’un État de droit. Le droit a également ses propres techniques, forgées par l’expérience, de rédaction et d’application de la loi, qui évitent la réglementation tatillonne, sans âme, ce dont s’éloignent les textes actuels, de plus en plus difficiles à comprendre par le commun des juristes dans nombre de domaines. La rédaction de la loi est pourtant un métier. Il faut toujours rechercher la clarté et la précision, ce qui relève de la linguistique juridique. Il faut également toujours rechercher la cohérence des notions et des règles, entre elles et avec les autres textes et corps de règles. C’est une nécessité impérative, trop souvent oubliée.

De plus, le droit se fabrique de plus en plus en dehors du système démocratique, du moins le droit économique au sens très large, qui tend à tout envahir, et résulte de plus en plus de réflexions et décisions d’instances extérieures, supranationales ou financières ou administratives, et provient
de plus en plus d’organisations non gouvernementales. La Banque des Règlements Internationaux et la Banque Centrale Européenne en sont devenues deux sources essentielles dans le domaine financier.
Il en va de même au stade de la mise en oeuvre de la loi. Certes, les juges restent, fort heureusement, des magistrats imprégnés de droit, de ses valeurs et de ses méthodes. Cependant, aujourd’hui, le droit en action n’est plus seulement celui des juges, mais aussi celui de nombreuses autres
instances, comme les autorités et agences indépendantes, qui se multiplient (voir la dernière création, celle de l’Agence française anticorruption). Dans le monde des entreprises, c’est de plus en plus celui des services de la conformité, en particulier dans les entreprises bancaires et financières. Or ces entités sont exclusivement préoccupées d’efficacité opérationnelle. Même les juges tendent à se départir de leur rôle traditionnel, au plus haut niveau, puisque la Cour de cassation évolue vers une sorte de cour suprême.

Est-on entré dans l’ère du « post-droit », comme il y aurait une « post-politique » et même une curieuse « post-vérité » ?

1. Le Monde du 19 octobre 2017.
2. Le Point du 16 novembre 2017.

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº176
RB