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Economie

Monnaie digitale de banque centrale : une menace pour le système bancaire ?

Créé le

16.02.2021

Introduire une nouvelle forme de monnaie de banque centrale ne serait pas sans conséquence sur le système bancaire. Certes, elle pourrait améliorer l’efficience de certains process, mais, dans sa version grand public, elle ferait surtout peser un triple risque sur les établissements : de rentabilité, de solvabilité et de liquidité. Des marges de manœuvre existent pour rendre une telle innovation compatible avec la préservation de la solidité du système bancaire.

De nombreuses banques centrales sont aujourd’hui engagées dans des réflexions ou des expérimentations sur l’émission d’une Monnaie numérique de banque centrale (MNBC), qui pourrait servir plusieurs objectifs : améliorer l’efficacité des transactions entre intermédiaires financiers, accompagner l’évolution des préférences des consommateurs dans le domaine des paiements, améliorer la transmission de la politique monétaire, ou encore contrer les projets de monnaies alternatives, notamment portés par certaines BigTechs. Les conséquences pour le système bancaire d’une telle innovation dépendent des modalités de sa mise en œuvre.

MNBC « de gros » : la promesse de transactions interbancaires plus efficientes

Une première forme de monnaie digitale de banque centrale serait réservée aux intermédiaires financiers et permettrait d’utiliser la blockchain pour réduire les coûts et les délais associés à certaines transactions interbancaires faisant aujourd’hui intervenir back-offices, chambres de compensations, dépositaires centraux et banques centrales. Il s’agirait alors de réaliser tout ou partie de ces échanges sur un registre distribué, accessible à tous les participants, et d’intégrer la validation des transactions au processus de règlement-livraison.

Cette innovation pourrait permettre de réduire certaines charges qui pèsent aujourd’hui sur le système financier, pour peu que la supériorité technologique de la blockchain pour ces opérations soit établie et que les coûts de développement soient rapidement amortis. Cette monnaie digitale aurait alors un impact positif sur la rentabilité des banques. Elle pourrait également améliorer la résilience des systèmes de paiement et réduire certains risques opérationnels.

L’émission d’une monnaie digitale de gros ne constituerait une menace pour le système financier que si elle s’accompagnait d’un élargissement de l’accès à la monnaie centrale à des entités moins régulées que les institutions de crédit : prestataires de paiement, fonds de placement ou autres acteurs du shadow banking. Un tel élargissement pourrait non seulement faire porter un risque sur le bon fonctionnement et la résilience du marché monétaire, mais également conférer un avantage concurrentiel indu à ces acteurs.

MNBC « de détail » : un risque sur la rentabilité des banques…

Une deuxième forme plus disruptive de monnaie digitale de banque centrale serait accessible à tous les publics : particuliers, entreprises et intermédiaires financiers. Comme pour le billet traditionnel, sa valeur serait garantie par le bilan de la banque centrale et ne souffrirait d’aucun risque de défaut. Elle serait accessible au moyen d’un portefeuille électronique, par exemple hébergé sur un smartphone, ou via un compte auquel seraient associés des moyens de paiement électroniques. Elle pourrait alors être utilisée pour les transactions dans des points de vente physiques, en ligne ou sur des objets connectés. Elle pourrait également être rémunérée et constituer alors un placement sûr et potentiellement attractif.

La monnaie digitale de banque centrale « de détail » peut constituer une innovation majeure, plus en phase avec les nouveaux usages des consommateurs. Elle peut également constituer un instrument d’inclusion bancaire, tout particulièrement dans certains pays en développement ou auprès de publics fragiles. Si elle est rémunérée à un taux qui varie selon les orientations définies par la banque centrale, elle peut enfin constituer un instrument de pilotage direct de la politique monétaire. Toutefois, si cet objet est trop largement adopté par le public, il risque aussi d’affecter fondamentalement le modèle d’activité des banques et remettre en cause leur fonction d’intermédiation.

D’abord, si la monnaie digitale de banque centrale est amplement utilisée dans les transactions du quotidien, la concurrence de la banque centrale sur la fourniture de services de paiement s’ajouterait à celle, déjà bien établie, des néobanques et des prestataires de paiement. Quand bien même elles ont déjà fait la preuve de leur capacité à s’adapter aux nouvelles préférences de leurs clients en proposant des moyens de paiement plus innovants et moins coûteux, les banques traditionnelles perdraient alors une partie des commissions qu’elles perçoivent aujourd’hui sur les moyens de paiement.

En second lieu, le système bancaire serait confronté au risque de captation des dépôts par la banque centrale. En effet, la monnaie digitale de banque centrale constitue un actif sans risque, éventuellement rémunéré, que les épargnants pourraient préférer aux dépôts en banques commerciales. Pour faire face à cette captation et préserver la taille de leur bilan, les banques ont le choix entre deux stratégies. D’abord, elles peuvent rendre les dépôts plus attractifs en les rémunérant à un taux supérieur à celui servi sur la monnaie digitale de banque centrale, ce qui renchérit toutefois le coût du passif et affecte leur rentabilité. Les banques peuvent également chercher de nouvelles sources de financement sur le marché monétaire et auprès de la banque centrale. Malheureusement, une demande plus importante de refinancement viendrait renchérir le coût des actifs placés en collatéral des opérations sur le marché monétaire, ce qui impact également le coût de financement des banques et leur rentabilité.

…mais aussi sur leur solvabilité et leur liquidité

Ensuite, si les transactions en monnaie digitale de banque centrale se font sur des portefeuilles électroniques ou sur des comptes non intermédiés par les banques commerciales, ces dernières perdent également des informations précieuses sur leur clientèle de détail. Cette perte d’information peut les conduire à prendre des décisions moins pertinentes dans leur activité d’octroi de crédit, ce qui impacterait la qualité des actifs bancaires et leur solvabilité. Cela affecterait également leur gestion du risque de crédit, le coût du risque et donc leurs profits. Incidemment, cette nouvelle contrainte dans l’activité d’octroi de prêts bancaires peut atténuer l’efficacité de la politique monétaire, en affectant le canal du crédit.

La concurrence entre la monnaie digitale de banque centrale et les dépôts pourrait également rendre les dépôts bancaires plus volatils, les transferts entre ces deux instruments évoluant au gré des arbitrages effectués par les ménages et les entreprises. Cette volatilité compliquerait la gestion que les banques font de leur liquidité et de leurs obligations réglementaires en la matière.

Enfin, l’émission d’une monnaie digitale vient mettre en lumière la distinction essentielle entre la monnaie centrale, par définition sans risque, et les dépôts bancaires. Si cette distinction emporte peu d’effets en temps calme, elle peut avoir des conséquences néfastes quand le public perd confiance dans la solvabilité ou la liquidité des banques et dans les mécanismes de résolution et de garantie publique des dépôts. La monnaie digitale de banque centrale peut alors faciliter les retraits massifs de dépôts des banques privées jugées les moins solides. Cette version digitale des bank runs pourrait alors accélérer les crises bancaires et mettre en péril la stabilité financière.

Des modalités de mise à disposition à privilégier

Afin de minimiser les impacts négatifs de l’émission d’une monnaie digitale sur les institutions de crédit, les banques centrales doivent donc veiller à ce que les modalités de sa mise en œuvre en limitent l’attractivité.

D’abord, le choix du support sur lequel la monnaie numérique de banque centrale pourrait être mise à disposition du public est crucial. Des portefeuilles électroniques fournis par la banque centrale auraient l’avantage de pouvoir conférer à la monnaie digitale la qualité d’anonymat, qui séduit aujourd’hui les utilisateurs de billets, mais cette option exposerait l’émetteur au risque d’utilisation de sa monnaie dans le cadre de transactions illicites, y compris à l’international. L’utilisation d’un compte directement géré par la banque centrale auquel seraient associés des moyens de paiement divers ne semble pas non plus une option raisonnable, ces dernières ne disposant plus des infrastructures ni des expertises nécessaires pour satisfaire aux obligations de connaissance des clients détenteurs de comptes. Au total, le format le plus pertinent semble le compte en MNBC dont la gestion serait assurée par les banques commerciales. Cette option permettrait à la fois de fournir un service innovant, interfaçable avec une grande variété de moyens de paiement, d’assurer la légalité des transactions et de préserver l’avantage informationnel dont disposent les banques. En échange de cet avantage si précieux dans leur fonction d’intermédiation, les banques pourraient être amenées à fournir ce service de fourniture et de gestion à moindres frais pour leurs clients.

Ensuite, la rémunération de la monnaie digitale doit sans doute rester faible, pour limiter non seulement la concurrence avec les dépôts bancaires mais également l’avantage que pourrait procurer la détention de monnaie digitale par rapport à des billets.

Enfin, la banque centrale pourrait imposer des limites à la détention de monnaie digitale et à son utilisation à des fins de transaction, comme il en existe aujourd’hui sur les billets dans la plupart des pays. Cette limite pourrait être fixée à un niveau qui permettrait à un ménage modeste de percevoir ses revenus courants et effectuer certaines transactions du quotidien en monnaie digitale de banque centrale. Elle pourrait être mise en œuvre de manière stricte, chaque euro détenu au-dessus de la limite étant automatiquement transféré sur un compte de dépôt. L’objectif de limiter la détention pourrait également être atteint par un système de rémunération en escalier (ou tiering) : les premiers euros détenus en monnaie digitale seraient rémunérés à un taux légèrement positif ou nul, mais la détention durable de monnaie au-delà de la limite pourrait être pénalisée par un taux d’intérêt négatif.

La Banque Centrale Européenne a conclu une consultation en janvier et pourrait annoncer l’émission d’un euro digital dans le courant de l’année 2021. Les déclarations récentes de la Présidente Lagarde et des membres du Directoire indiquent que l’institution mesure bien l’intérêt des consommateurs européens pour l’euro digital, mais également la nécessité d’en adapter les modalités pour préserver la solidité des banques européennes et confirmer leur rôle dans le financement de l’économie.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº854