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Comptabilité

IFRS 9 : outil de maîtrise des risques ou accélérateur de crise

Créé le

09.10.2020

Conçue pour remplacer la norme IAS39 accusée de procyclicité, IFRS 9 pourrait présenter le même écueil. Pour limiter ce risque, les autorités européennes et l’IAS Board sont intervenus au début de la crise sanitaire de la Covid-19. Les états financiers qui seront publiés début 2021 révéleront si IFRS 9 joue le rôle d’accélérateur de crise ou celui d’outil de maîtrise des risques.

La norme IFRS 9 fait partie des normes comptables internationales régissant les instruments financiers qui sont devenues, avec la financiarisation des économies, un enjeu majeur pour les banques et les assureurs étant donné la mobiliérisation [1] de leurs bilans. Plus spécifiquement, la norme porte sur la comptabilisation et l’évaluation des instruments financiers. Elle a été publiée en juillet 2014 par le normalisateur international, l’IASB, pour remplacer la norme IAS 39. En effet, cette dernière depuis les années 2000 fait l’objet de débats houleux en France. Lors de l’adoption des normes IFRS par l’Union européenne en 2005, la norme IAS 39 n’avait pas été adoptée en l’état, car on lui reprochait de promouvoir une comptabilité en juste valeur excessive et un provisionnement des risques de crédit trop tardif au détriment d’approches plus prudentes. Plus récemment, la crise financière de 2007 a révélé les limites de cette norme, à savoir ses effets procycliques et volatils dans le bilan et le compte de résultats. Sous le feu des critiques du G20, du Financial Stability Board et du conseil Ecofin, l’IASB a été alors obligé de la remplacer par la norme IFRS 9 « Instruments financiers : comptabilisation et évaluation » ; celle-ci a été adoptée par l’UE en novembre 2016 pour une date d’application à partir du 1er janvier 2018.

Les mécanismes de la norme IFRS 9

En pratique, la norme IFRS 9 repose sur deux volets principaux : l’évaluation et la comptabilisation des instruments financiers puis le provisionnement des crédits.

Dans le premier cas, la norme impose de prendre en compte le business model et la nature des flux de trésorerie pour déterminer la catégorie comptable d’un instrument. Ces deux critères n’existaient pas dans la norme IAS 39 qui imposait une évaluation et une comptabilisation des instruments uniquement au regard de leur nature (actions, obligations…). Le tableau 1 synthétise les options possibles selon IFRS 9.

Dans le second cas, la norme IFRS 9 définit un modèle de provisionnement du risque de crédit fondé sur les pertes attendues (expected loss). Celui-ci consiste à calculer le montant des provisions à constituer pour la couverture du risque futur contenu dans l’encours de crédit actuel. Ainsi, la norme impose la comptabilisation, dès l’octroi du crédit, d’un montant de dépréciation représentant douze mois de pertes attendues pour tous les actifs qui ne sont pas comptabilisés dans la catégorie comptable FV P & L. La règle est la suivante : l’intégralité de la perte attendue sera provisionnée, s’il existe un indicateur de détérioration significative de l’actif depuis sa comptabilisation initiale. Cette méthode vise à augmenter significativement la qualité de l’information financière concernant les méthodes d’évaluation et de comptabilisation des provisions, améliorant ainsi la transparence financière. Le modèle des pertes attendues participe ainsi d’une approche prudente de l’évaluation du risque de crédit.

Avec ce modèle retenu dans la norme IFRS 9, l’IASB prévoit une mesure progressive du risque de crédit avec la classification des prêts en trois groupes de risques (trois « buckets ») afin de refléter la détérioration de la qualité des prêts. Le tableau 2 présente les trois classes de risques.

Dans cette approche, les crédits sont tout d’abord comptabilisés dans le « bucket 1 » et la provision porte sur les pertes attendues à douze mois. Ensuite, en cas d’augmentation significative du risque de crédit depuis la comptabilisation initiale, les pertes attendues à douze mois sont transférées dans les « bucket 2 » ou « bucket 3 ». Une provision est alors calculée sur la durée de vie restante du crédit. La différence entre le « bucket 2 » et le « bucket 3 » vient du fait que ce dernier correspond aux actifs ayant des pertes avérées et devant être dépréciés individuellement. Dans le « bucket 2 » se trouvent des actifs dont la détérioration a été évaluée sur la base d’éléments prédictifs comme des scénarios macroéconomiques.

Pourquoi avoir modifié les méthodes de provisionnement ?

Ce nouveau mode de provisionnement constitue un profond changement de conception au regard de la norme IAS 39. En effet, l’IASB avait jusque-là prôné le provisionnement selon le modèle des pertes avérées ou encourues (incurred loss). Celui-ci consistait à comptabiliser une provision uniquement si un indice fiable de perte était connu, autrement dit aucune provision ne pouvait être enregistrée faute d’événement tangible comme un incident de paiement par exemple. Ce choix de l’IASB s’expliquait par la volonté de diffusion d’une information jugée pertinente et fiable et donc fondée sur des faits avérés et non des risques statistiques. Cette méthode a été fortement critiquée au moment de la crise financière car il a été estimé que les établissements bancaires étaient sous-provisionnés. Pour beaucoup d’observateurs, le modèle de provisionnement en pertes avérées conduit à provisionner trop peu et trop tard.

Par ailleurs, le provisionnement selon les pertes avérées est considéré comme procyclique dans la mesure où les banques sont incitées à restreindre leur offre de crédit dans les périodes de récession en raison du montant élevé des provisions. À l’inverse, le provisionnement selon les pertes attendues dans IFRS 9 est vu, au moment de sa conception, comme contracyclique, car il permet de lisser le niveau des provisions sur plusieurs cycles d’activité évitant ainsi de suivre les mouvements du marché. Le principal intérêt de cette approche est que le risque est couvert dès son apparition. C’est une approche particulièrement appropriée pour l’activité de prêt retail, (prêts à la consommation et aux petites entreprises) dont le risque peut être mesuré statistiquement avant même l’octroi des prêts. Pour d’autres types de prêts (comme ceux accordés aux grandes entreprises), la probabilité de perte future peut rarement être identifiée avant que ne se produisent les événements spécifiques (comme un défaut de paiement). Dans ce cas, le traitement comptable peut s’appuyer sur des réglementations et des pratiques qui favorisent la prise en compte de tout événement susceptible d’influer sur le risque lors de la constitution de provisions (hausse de la probabilité de défaut basée sur des scénarios micro- et macroéconomiques).

Crise de la Covid-19 : le premier test pour IFRS 9

Si la crise financière de 2008 a révélé les faiblesses de la norme IAS 39 en termes de procyclicité, la crise sanitaire de la Covid-19 qui sévit depuis le début de l’année 2020 constitue un premier test pour la norme IFRS 9, entrée en application en 2018. En effet, cette pandémie a plongé l’économie mondiale dans une récession record avec des disparités selon les pays. L’ensemble de la zone euro a vu par exemple son PIB se contracter de 12,1 % au printemps dernier et les perspectives de croissance sont pessimistes dans la mesure où la crise est loin d’être terminée. Pour la banque de détail en particulier, la crise a eu notamment un impact sur la capacité de remboursement des crédits de la part des entreprises et des particuliers. Dès l’annonce d’un confinement quasi généralisé en Europe, les instances et les marchés financiers se sont inquiétés des effets comptables sur les bilans bancaires. La dégradation des indicateurs économiques des entreprises et les faillites potentielles pouvant avoir des impacts extrêmement importants sur le niveau de provisionnement des crédits bancaires.

Depuis l’application de la norme IFRS 9 en 2018, les banques doivent provisionner l’intégralité du montant des crédits, dès lors qu’apparaissent des indices significatifs de détérioration des portefeuilles (comme une dégradation de la conjoncture). Ainsi, selon Quignon (2020), le coût du risque des quatre premières banques françaises a été multiplié par plus de deux entre les premiers trimestres 2019 (1,6 milliard d’euros) et 2020 (3,6 milliards), principalement en raison de la migration d’une proportion importante de prêts en phase 2.

Face à ce constat, de nombreux acteurs du secteur bancaire ont fait part de leurs inquiétudes et ont demandé des gages en matière d’assouplissements pour limiter l’effet potentiellement procyclique d’IFRS 9 ainsi que la volatilité dans les déclarations de fonds propres réglementaires et dans les états financiers. Certaines autorités ont cherché à les rassurer parmi lesquelles l’ESMA, l'IASB ou encore la Banque centrale européenne (BCE) qui suit attentivement les risques que la crise pourrait faire peser sur la solidité des banques et leur capacité à financer l’économie réelle.

L’ESMA a rappelé le 25 mars 2020 que les normes comptables IFRS sont basées sur des principes et non des règles rigides ; en conséquence, cela doit permettre aux émetteurs d’adopter une flexibilité suffisante pour refléter fidèlement les circonstances spécifiques de l'épidémie et les mesures de politique publique associées (ESMA, 2020). C’est dans cette perspective que le 27 mars 2020, l’IASB a tenu à rassurer les acteurs en publiant un communiqué et un educational material à destination des préparateurs des comptes concernant les effets de la pandémie sur la norme IFRS 9. L’IASB reconnaît qu'il est difficile d'estimer les expected credit loss dans les circonstances actuelles et souligne l'importance pour les entreprises d'utiliser toutes les informations disponibles raisonnables et justifiables (historiques, actuelles et prospectives dans la mesure du possible) pour déterminer si les pertes sur créances irrécouvrables doivent être comptabilisées sur les prêts. L’IASB souligne que la norme IFRS 9 ne fournit pas de lignes strictes ni d'approche mécanique dans la comptabilisation des pertes attendues. Il en découle que les entreprises peuvent avoir besoin d'ajuster leurs approches de prévision et de détermination du moment où les pertes sur la durée de vie doivent être comptabilisées pour refléter l'environnement actuel. Autant d’initiatives qui sont accueillies favorablement par la BCE. Celle-ci a fourni également en mars 2020 des instructions dans la même veine. Plus précisément, elle a recommandé aux banques : d’opter pour les dispositions transitoires de l’IFRS 9 prévues par le règlement sur les exigences de fonds propres (Capital Requirements Regulation – CRR) et « d’éviter les hypothèses excessivement procycliques » dans leurs estimations des pertes de crédit attendues (BCE, 1er avril 2020)

Étant donné le contexte d’incertitude accrue et la quantité limitée d’informations prospectives fiables relatives à l’incidence de la crise, on peut finalement constater un consensus, de la part des autorités européennes et instances internationales, selon lequel il n’est pas possible de modifier les règles comptables au moindre aléa mais que des aménagements sont possibles à court terme. La crise de la Covid-19 est donc la première réelle épreuve pour IFRS 9 : cette norme sera-t-elle en mesure d’être un véritable outil contracyclique comme l’IASB le soutenait lors de sa publication ? Permettra-t-elle de donner aux marchés financiers une représentation juste des risques encourus par les banques ? Il faudra attendre la publication des états financiers au début de l’année 2021 pour véritablement voir si IFRS 9 a été un accélérateur de la crise pour les banques ou bien un véritable outil de maîtrise des risques.

 

1 Mobiliérisation : présence plus forte de valeurs mobilières dans les bilans bancaires.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº849
Notes :
1 Mobiliérisation : présence plus forte de valeurs mobilières dans les bilans bancaires.