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Grand témoin

« Éduquez vos consciences comme vous éduquez vos intelligences »

Créé le

21.10.2016

-

Mis à jour le

17.11.2016

Comment réenchanter la finance ? C’est la question, posée par les étudiants d’HEC Paris dans le cadre de la conférence FinanceForGood*, à laquelle Michel Camdessus s’est employé à répondre. Pour l’ancien directeur général du FMI, il faut “faire en sorte que la crise ne soit qu’une hérésie temporaire dans l’histoire du capitalisme”. Extraits de son discours.

« Nous voici dans la 10e année depuis le premier coup de gong annonciateur de cette crise dont le monde peine encore à sortir. Ses séquelles pèsent lourdement sur nos conjonctures et nul n’oserait affirmer qu’une nouvelle crise n’est pas au coin de la rue. […] Comment a-t-on pu arriver à cet effondrement des finances et à un tel désenchantement ? […]

Déchiffrer l’énigme du désastre

Devant cette crise et tous ses ravages, faisons retour sur ce qui s’est passé et tentons d’élucider les raisons profondes de ce désastre.

Oui, il s’agit bien de la plus grande crise financière de l’histoire mondiale ; la première, en tout cas, de dimension universelle. Ses ravages ont été immenses. La finance, jusque-là en position impériale, s’est trouvée profondément décrédibilisée. Une formidable défiance à son égard est venue grossir la profonde crise de confiance dont souffrent la plupart des institutions, y compris politiques, du monde. Tout a été dit à cet égard. Arrêtons-nous simplement à quelques observations difficilement contestables.

La crise vient de loin. Nous avons assisté, depuis une trentaine d’années, à une sorte de dérapage collectif dans la sphère financière : à tous les stades, erreurs techniques et lourdes fautes éthiques se sont étroitement mêlées.

La banque française prétend, à juste titre je crois, avoir fait moins de bêtises que les autres, mais elle n’en a pas été exemptée et elle a vécu dans un contexte international qui tenait du désastre.

D’où a pu provenir un pareil désastre ? On se contente, parfois, de l’expliquer par le formidable déséquilibre des fonctions d’épargne et d’investissements, reflété dans les déséquilibres pyramidaux des balances des paiements des pays à surplus (asiatiques et pétroliers) et en déficit (USA) et les complaisances des politiques monétaires à l’origine de situations insoutenables d’endettement. De toute évidence, il y a plus. L’explication fondamentale se trouve, à mon sens, dans l’impact de la révolution idéologique néolibérale promue par Hayek, Friedman et quelques autres dans le courant des années 1970-80 et sa rencontre avec la vaste dérive consumériste de nos sociétés au lendemain des Trente Glorieuses.

On se souvient que pour Hayek, dont l’influence a été profonde, les forces d’autorégulation du marché sont telles qu’elles suffisent à provoquer les ajustements nécessaires en toutes circonstances. Toute intervention publique susceptible de contrarier ces forces serait alors à exclure. Il faudrait donc se défaire de ce souci du bien commun et de la justice sociale qu’Adam Smith jugeait essentiel à la réussite d’une économie de marché et qui a inspiré l’économie sociale de marché, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Or cette révolution intellectuelle néolibérale s’est produite au moment même où un immense marché mondial, non plus monétaire mais financier, commençait à se développer et s’est instauré, du fait de cette nouvelle doctrine, hors de toute régulation, hors de tout contrôle. Avec le tournant néolibéral incarné notamment par Mme Thatcher et le Président Reagan, l’État était mis hors-jeu. “L’État est le problème, non la solution”, disait Reagan. “Never lecture the bankers”, me disait Mme Thatcher, alors qu’en tant que directeur général du FMI, je venais lui expliquer les responsabilités du système bancaire dans la crise de la dette latino-américaine des années 1980. Je ne l’ai écoutée que d’une oreille ! Les régulateurs se voyaient invités à laisser ce nouveau marché financier se développer en toute liberté ; le contrôle du FMI en était exclu. Du coup, la tentation a été forte pour les institutions financières d’inventer des instruments leur permettant de loger sur ce nouveau marché des opérations qui, sur le marché monétaire plus surveillé, n’auraient pas pu se développer avec la même exubérance et… les mêmes profits ! C’est ce qui s’est produit avec la fuite de ces opérations vers le “hors-bilan”, quasiment hors de toute règle et de toute surveillance prudentielle. De fait, ce que nous pourrions appeler cette “hérésie néolibérale du capitalisme” s’est traduite, dans le monde de la finance, par trois lacunes majeures :

  • l’absence d’un cadre réglementaire minimum, car il était “interdit d’interdire” ;
  • l’absence d’institutions vigoureuses pour appliquer aux formes nouvelles de la finance les règles nécessaires et les faire respecter ;
  • surtout, une carence éthique, puisque cette préoccupation en était écartée.

Un dérèglement général du système

Hélas, probablement sans être pleinement conscient, en écartant ainsi la préoccupation éthique de la gestion de l’économie, cette nouvelle approche ouvrait cette dernière à toutes les pulsions humaines d’accaparement et de “chacun pour soi”, à une sorte d’hubris collective.

Sur un marché sans règle ni surveillance, bon nombre d’acteurs ont considéré qu’ils avaient la bride sur le cou et certains se sont mis à se comporter comme des gens sans foi ni loi. Leurs comportements ont fini par servir de référence, même si quelques voix multipliaient les mises en garde. Nous avons ainsi abouti à ce qu’Alan Greenspan a appelé, en 1996, “l’exubérance irrationnelle”. Cette remarque n’a en rien troublé le consensus global qui préconisait le “laisser-faire”. On a abouti à un formidable dérèglement fait autant d’erreurs techniques lourdes que de fautes morales graves. La liste est longue de ces erreurs et de ces fautes. On peut en discerner à tous les stades de la crise.

Toute la gravité du problème résulte du fait que ces dérapages, techniques ou éthiques, n’étaient plus simplement ceux de telle institution ou de tel individu, ici ou là ; ils aboutissaient à un dérèglement général d’un système où, depuis les dernières années des Trente Glorieuses, toutes nos sociétés se vautraient dans le consumérisme, l’avidité devenait politiquement correcte et la consommation devenait destin. […]

Ces pratiques et ces comportements expliquent le désenchantement profond que nous connaissons aujourd’hui à l’égard de la finance : celui, manifeste, de nos sociétés ; celui aussi, plus discret, de beaucoup de professionnels de ces métiers, frustrés de se sentir si souvent assujettis à une discipline exclusive de ratios, d’objectifs d’exploitation qui les éloignent de leur clientèle, qui étouffent leur capacité d’initiative, stérilisant cet immense capital humain sur lequel étaient traditionnellement construits le prestige et la prospérité de la finance.

Toute une littérature d’investigation se complaît aujourd’hui à nous révéler mille exemples de dévoiement des comportements et des règles sur lesquels s’était construite la crédibilité des institutions financières, comme si les aberrations des années d’“exubérance irrationnelle” avaient fait des financiers des objets anthropologiques aussi fascinants que telle ou telle tribu papoue.

L’effort de redressement est en cours

Laissons-là la litanie de ces erreurs et tournons-nous plutôt vers l’effort entrepris - et toujours en cours - pour restaurer la crédibilité de la finance. Il s’agira évidemment de combler les trois lacunes que nous venons d’identifier, en commençant par un nouveau système de régulation. […]

La réaction a été forte et le travail accompli pour répondre aux carences réglementaires et institutionnelles a abouti à des décisions importantes. […] Quant au nouveau paradigme recherché pour la conduite de l’économie mondiale, il a été formulé ainsi (G20 de Londres) : “Une économie mondiale fondée sur les principes du marché, sur une régulation efficace et sur des institutions planétaires fortes”. C’est donc, réellement, l’inversion des principes néolibéraux prévalant jusque-là. […]

Tout ce travail des instances européennes et du G20 suffira-t-il ? Si les principes sont posés et si les gouvernements ont bien compris qu’il faut aller dans cette direction, il reste que ce chantier devra rester durablement ouvert. Il est certain aussi que la seule action régulatrice et institutionnelle ne suffira pas à réenchanter la finance mondiale. Car la finance, ce sont aussi des hommes : leurs comportements, leur culture - et là, nous touchons aux racines les plus profondes de la crise - leurs racines éthiques. J’y reviendrai. Au surplus, nous ne pouvons pas peaufiner nos réformes comme si nous vivions dans un monde statique. Un monde radicalement neuf émerge. […]

Le monde neuf qui se fait jour sera le produit de mégatendances déjà présentes dans nos économies, entre autres : croissance lente et génératrice d’inégalités, vieillissement démographique sauf en Afrique, changement climatique et migration, urbanisation et développement des classes moyennes, etc. dont l’interaction peut conduire au meilleur comme au pire. Tout dépendra de la manière dont la communauté des hommes fera face à l’ensemble de risques et de chances, de défis sans précédent, qui se présenteront à elle. Pour maîtriser les uns et tirer tous les avantages possibles des autres, le rôle des finances devrait être majeur.

Mais où donc devrait porter leur effort, au-delà de leur propre réforme ? Quatre champs d’action viennent rapidement à l’esprit :

  1. contribuer à la réussite des incontournables objectifs universels de développement durable que la communauté mondiale vient de s’assigner ;
  2. inventer les nouvelles stratégies et les nouveaux services financiers nécessaires à la réussite de ces chantiers ;
  3. contribuer à la mise en place de l’ossature de la gouvernance financière du monde pour les prochaines décennies ;
  4. prendre enfin toute leur part d’une mutation éthique indispensable. […]

Des milliards aux trillions

Vous connaissez bien les objectifs de développement durable (ODD) adoptés par les Nations Unies en septembre 2015 et les orientations adoptées en matière de changement climatique, à l’occasion de la COP21 à Paris la même année. Je n’y reviens pas. Je voudrais plutôt appeler votre attention sur la nécessité de dénouer la tragique impasse financière à laquelle – sans se l’avouer – le monde se trouve confronté à ce propos. Ces objectifs, pour imparfaits, insuffisants, trop nombreux qu’ils soient, sont dictés par la logique économique et l’instinct de survie de l’humanité. Les ignorer serait accepter de nous laisser irrémédiablement glisser vers une succession de catastrophes. Le problème financier essentiel – et jusqu’à ce jour, sans solution – a été admirablement résumé récemment par la Banque Mondiale et l’ensemble des organismes financiers multilatéraux dans un document saisissant : “From Billions To Trillions : Transforming Development Finance Post 2015” [1] . Jusqu’ici, nous étions à la recherche, annuellement – sans parvenir à les réunir –, de quelques centaines de milliards de dollars, pour fournir le financement nécessaire des objectifs du millénaire adoptés en l’an 2000 ; aujourd’hui, avec les 17 ODD (dont celui d’éradiquer la pauvreté pour 2030) et tout en tenant nos engagements concernant le changement climatique, il nous faut trouver quelques trillions – c’est-à-dire quelques milliers de milliards de dollars – sans pouvoir compter sur un accroissement significatif des contributions publiques. Voilà le problème financier majeur des prochaines décennies. Voilà l’impasse à dénouer. Les financiers devront en définir les termes et se tenir prêts à prendre toute leur part dans sa solution. Mais comment ?

L’inventivité de la finance au profit de l’économie mondiale

Il leur faudra inventer les nouvelles stratégies et les nouveaux instruments nécessaires pour réaliser ces objectifs

Nul aujourd’hui ne prétend détenir la solution. Pourtant, aux meilleurs moments de son histoire millénaire, la finance a trouvé en elle-même les ressources de créativité qui ont permis à l’économie mondiale de franchir de nouvelles étapes critiques de son développement. C’est ce qui s’impose aujourd’hui : non pas renoncer à l’invention d’instruments sophistiqués qui continueront d’être nécessaires, non pas se contenter de renoncer aux délices toxiques de l’économie de casino et seulement redresser les abus d’hier, non pas revenir aux finances de papa… mais mettre au service de l’économie mondiale ce que la finance a de meilleur : ses ressources d’inventivité et d’intermédiation, pour rendre à ce monde nouveau les services qu’elle est seule en mesure d’offrir.

J’aperçois ainsi plusieurs territoires où le rôle de cette nouvelle finance pourrait être décisif. Le premier est, évidemment, cette impasse financière. Il est clair que l’équation épargne globale-investissements nécessaires à la réalisation des objectifs d’un bien commun global aujourd’hui ne se boucle pas. On n’y parviendra qu’au prix d’une réorientation volontaire d’une part importante de l’épargne privée, aujourd’hui abondante mais orientée de façon sous-optimale vers des emplois trop courts ou dangereusement spéculatifs. La contribution de la finance privée sous forme d’investissements directs, d’émissions d’obligations, d’apports d’investisseurs institutionnels sera désormais essentielle. Elle se met déjà en place, notamment dans les pays émergents d’Asie, avec tout ce qui s’y ajoute de transferts de know-how, de technologie et de gain de productivité et d’emploi. Elle se heurte encore dans des pays avancés – et notamment ici – aux habitudes et aux rigidités du passé, aux suspicions qui accompagnent encore les investissements privés dans les secteurs d’intérêt collectif, alors que nous devrions systématiquement développer les partenariats publics-privés. On devrait pourtant se souvenir que c’est l’épargne privée qui a apporté, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les ressources nécessaires aux formidables investissements collectifs réalisés en Europe à cette époque. Il y faudra beaucoup de savoir-faire, de persuasion et de détermination, tellement sont ancrées chez nous, à cet égard, les réserves idéologiques, la méfiance et le scepticisme. Il y a là un immense champ où le rôle d’une finance moderne est incontournable. À elle de déployer son savoir-faire, rendant ainsi à l’épargne privée une mission dont elle n’aurait jamais dû être privée. Les équipements collectifs des grandes conurbations du monde, l’électrification de l’Afrique, l’accès à l’eau potable et à son assainissement pour près de la moitié de l’humanité, toutes les infrastructures d’une économie verte – et tant d’autres objectifs essentiels – sont à ce prix. […]

La nécessité d’un renouveau éthique

Là, enfin, où la crise a été éthique à son origine, sa sortie doit l’être aussi ! L’hérésie néolibérale a cherché à maximiser l’efficacité de la finance en se défaisant de toutes les contraintes publiques et, plus profondément encore, de toute règle morale. Cette illusion a conduit à évacuer la question du bien et du mal du monde de la finance, comme si, sur les portes des salles de marché, des comités de direction ou des conseils d’administration, des panneaux étaient accrochés : “Session en cours ; consciences au vestiaire.” La maximisation systématique du profit à court terme a pu être libérée et des rendements mirifiques devenir courants, mais on prenait ainsi le risque de détruire l’économie toute entière, en s’aveuglant sur la dimension humaine plénière de l’économie. Vous connaissez la suite.

Ne cherchons pas plus loin la clé du réenchantement. Rendons la finance à des hommes pleinement responsables et non plus éviscérés de ce qu’ils ont d’essentiel et de plus admirable, “la loi morale au fond de leur cœur” (Kant). Préparons, pour gérer l’économie du XXIe siècle, des hommes de raison, de conscience et de cœur ! Ils n’en seront pas moins efficaces, bien au contraire. Le retour à une économie mondiale en croissance optimale et durable passe par sa prise en compte de la plénitude des besoins humains. Seuls sauront le faire des hommes et des femmes poursuivant, au-delà de profits à court terme, le progrès global et inclusif de l’économie. […] En m’adressant à vous, chers amis étudiants, j’ai l’espoir très vif – je pourrais même dire la certitude – que nombreux sont dans vos rangs ceux qui contribueront à faire en sorte que l’épisode barbare désastreux que nous venons de vivre ne soit qu’une hérésie temporaire dans l’histoire du capitalisme. Les idéologues reaganiens du début des années 1980 voulaient faire de cette finance livrée à elle-même “l’horizon indépassable du capitalisme”. Vous aurez mieux à faire : inventer des finances réellement au service de l’économie, de cette économie radicalement nouvelle que vous aurez à gérer, la rendant plus humaine et rendant ainsi le monde meilleur. Pour y travailler, dès maintenant, éduquez vos consciences comme vous éduquez vos intelligences. Suivez les travaux de tous ces comités d’éthique qui se multiplient dans les branches professionnelles ; ne vous contentez du simple “tu ne voleras pas”, ni des vieux codes de conduite là où il y en a, mais soyez attentifs aux évolutions du monde autour de vous et cherchez, en toute chose, plus d’efficacité certes, mais tout autant plus d’équité véritable et plus de service pour vos clients et pour ceux qui, peut-être, n’auront même pas, au départ, les moyens de le devenir. »

 

1 “ From Billions to Trillions: Transforming Development Finance Post-2015 Financing for Development: Multilateral Development Finance “, 2 avril 2015, disponible sur le site de la Banque Mondiale.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº802bis
Notes :
1 “ From Billions to Trillions: Transforming Development Finance Post-2015 Financing for Development: Multilateral Development Finance “, 2 avril 2015, disponible sur le site de la Banque Mondiale.