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De la vertu

Crédit, parole et crise

Créé le

28.04.2011

-

Mis à jour le

01.07.2012

L'échange de paroles est à la base de toute activité économique : « laboure mon champ, je te donnerai un sac de blé », « participe à mon entreprise et nous partagerons les profits ». Employer, investir, acquérir, louer sont des transactions qui s'exécutent par contrat. Or, le crédit qu'on accorde aux paroles échangées est une condition nécessaire à sa réalisation. Ainsi, c'est une parole digne de crédit qui permet à l'homme de bâtir une société prospère, de poursuivre des entreprises où s'exprime son talent créateur et, par là, de contribuer au bien commun.

À quelles conditions la parole peut-elle, dans la sphère économique, être digne de foi ? Quelles sont les menaces qui pèsent sur son crédit, et ainsi sur l'économie dans son ensemble ? En quoi la crise financière a-t-elle été une crise de la parole ? Comment, après un tel effondrement, restaurer la nécessaire confiance ?

La sanction, l'observation et la vertu

Pour garantir les promesses, il convient de punir ceux qui ne les tiendraient pas. C'est pourquoi un système juridique efficace et intègre contribue puissamment au développement économique, et pourquoi la faculté de punir est une force nécessaire à la marche des affaires. « Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes », écrivait La Rochefoucauld.

Pour déterminer si les promesses sont tenues, il faut qu'elles portent sur des actions facilement observables. Il est aisé de savoir si le laboureur a réalisé son travail, et s'il convient ou non de le payer. Voilà qui facilite son commerce avec le propriétaire du champ. Chacun, anticipant que les conséquences de son action seront observables, s'efforce d'honorer ses obligations, pour son plus grand profit, et celui des autres. Dans son ouvrage La Richesse des Nations, Adam Smith écrivait ​:« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. »

À cette observation, qui annonce les bienfaits de la main invisible, fait écho la remarque de Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : « Il est […] conforme au devoir que le débitant n'aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c'est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé […] On est donc loyalement servi ; mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité ; son intérêt l'exigeait […] Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée. »

Mais considérons l'entrepreneur qui promet de gérer un projet avec sagesse et dans l'intérêt des actionnaires. Il est difficile de juger si cette promesse a été tenue, tant de nombreux aléas déterminent le succès des affaires. Tel qui travaille pourtant avec ardeur, peut être victime d'un coup du sort et connaître la faillite. Tel autre qui mène ses affaires avec désinvolture peut cependant jouir des faveurs de la fortune et connaître le succès. Plus il est difficile d'observer les actions du contractant, plus le succès des affaires est le jouet des aléas, et plus l'agent est tenté de ne point s'exécuter, comptant s'exonérer d'un éventuel échec.

Voilà qui peut rendre l'échange impossible : anticipant la négligence de mon partenaire, je préfère renoncer à la transaction. La parole ayant perdu son crédit, le commerce n'a plus lieu d'être. En cette circonstance cependant, la possibilité de l'échange peut être restaurée si les préférences des agents ne sont pas bornées par leurs intérêts matériels immédiats. Pour vaincre la tentation d'une gestion désinvolte, il faut que cette action soit haïssable. Pour s'engager à l'effort, il faut détester la négligence. Pour que la parole économique soit crédible, il faut que l'enrichissement individuel soit méprisable quand il exige le sacrifice du bien commun.

C'est cette inclination à préférer le bien public aux intérêts individuels que Montesquieu appelle la vertu, et qui est le principe de la République. Lorsque la vertu se corrompt, la République périt : « Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l'État » peut-on lire dans L'Esprit des lois [1] . De même, si la vertu disparaît, le marché, qui est à l'économie ce que la démocratie est à la politique, ne peut lui non plus subsister. On pourrait, en paraphrasant Montesquieu, formuler cette maxime : quand la vertu se corrompt, le marché devient mauvais et se tourne contre l'économie. Ainsi la main invisible ne peut apporter la prospérité si les sentiments moraux des agents sont corrompus. C'est ce que la crise financière a mis en évidence.

La crise advient lorsque la parole perd son crédit

La finance, plus que toute autre activité économique, procède du crédit qu'on accorde à une parole. Les échanges qu'elle organise portent sur le futur, l'incertain, l'aléatoire. C'est pourquoi la difficulté d'observer les actions est grande, de même que celle d'évaluer leurs conséquences. Il est malaisé dès lors d'établir si l'agent a, ou non, tenu ses promesses. Considérons deux exemples de cette difficulté.

Le dirigeant d'une banque mérite-t-il la louange ou le blâme ? Faut-il le récompenser ou le punir ? Cette question est à la racine des interrogations portant sur la gouvernance des entreprises et sur la rémunération des dirigeants. Comme on l'a souligné plus haut, le lien qui relie les actions du dirigeant au succès de ses entreprises est souvent ténu. Comment faire la part du hasard et celle des choix judicieux ? Qui plus est, le succès est difficile à observer, à définir même. Faut-il en rester au simple profit, ou bien élargir la mesure à d'autres dimensions, scientifiques, sociales, humaines ? Quel laps de temps faut-il considérer ? Une année semble fort peu mais sur une plus longue durée, le fil des actions et de leurs conséquences est bien difficile à cerner. Et comment distinguer une prise de risque justifiée par de réelles perspectives d'un simple pari ?

Le gestionnaire d'un fonds a-t-il fait preuve de discernement ? S'il est difficile de répondre à cette question, c'est qu'il y a bien de l'aléa dans la fortune d'un placement en bourse. Le succès  procède souvent d'un hasard heureux plutôt que d'une stratégie avisée. On rétorquera qu'il suffit d'attendre un peu. Une chance insolente ne peut durer, seule l'habileté est constante. La recette est bonne, mais coûteuse. Qui voudrait s'exposer plusieurs années au risque d'une gestion aventureuse, à seule fin d'évaluer les talents de son gérant ?

Soit, il est souvent difficile d'identifier les manquements aux promesses. Mais de très lourdes pertes là où une rentabilité sans risque était annoncée, ou des spéculations aventureuses pour une compagnie d'assurance, voilà sans doute des situations où les agents ont clairement fait défaut à leurs obligations. Or, on n'observe que des sanctions très faibles, voire inexistantes. La raison en est que les agents sont protégés par la clause de responsabilité limitée : si leurs entreprises s'avèrent catastrophiques, on ne peut saisir leur richesse, ni leurs gains passés. De plus, les institutions elles-mêmes sont à l'abri des sanctions : lorsqu'une boulangerie ou un garage connaissent de lourdes pertes, ils sont punis par la faillite ; il n'en est rien pour les banques. Craignant que leur défaillance ait de lourdes conséquences pour la société tout entière, gouvernements et banques centrales s'empressent en effet de sauver les banques au bord de la faillite. Intouchables, indispensables et incontrôlables, les grands de la finance ont tout loisir de s'adonner à une gestion négligente ou aventureuse.

Si la vertu se corrompt, le crédit s'effondre

Trois conditions donnent son crédit à la parole : l'observation, la sanction et la vertu. Dans le cas de la finance, nous l'avons vu, l'observation et la sanction sont difficiles. Demeure la vertu, c’est-à-dire le refus de sacrifier le bien commun à l'enrichissement individuel. Mais lorsqu'il devient avéré que la vertu fait défaut, la parole se corrompt et la crise se déclenche.

Quand la parole n'est plus digne de foi, chacun se défie de l'autre. Les banquiers, les premiers, refusent de se faire crédit. Aussitôt, le marché interbancaire s'effondre. Les particuliers, à leur tour, se défient des banques et l'on craint qu'ils ne retirent leurs avoirs des institutions financières.

Puis la défiance se propage, d'un marché à l'autre, d'une institution à la suivante. Chaque mauvaise nouvelle est un indice supplémentaire laissant entendre qu'on ne peut faire confiance à personne – pas même à ceux auxquels aucune faute ne peut être imputée.

Ainsi, lorsque la parole se corrompt, l'économie tout entière est affectée. L'échange devient impossible, toute activité menace de cesser. Pour pallier cette crise, il faut restaurer la confiance, rassurer quant à la fiabilité des promesses. Les institutions financières, discréditées, en sont incapables. Une tierce partie, dont le crédit n'est pas encore entamé, doit intervenir. Trésors et banques centrales n'ont d'autre choix que de s'engager à tenir, à leur place, les promesses faites par les institutions financières. Mais cette première solution fait craindre un second effondrement. Qu'adviendrait-il si les institutions publiques, à leur tour, ne pouvaient tenir ces promesses ? La menace d'un tel défaut montre bien que la puissance publique ne peut se contenter, après coup, de régler les dettes des banques. Elle doit contribuer, dès maintenant, à mettre en place des règles efficaces, pour prévenir une nouvelle crise. Quelles doivent être ces règles ?

Comment rendre son crédit à la parole ?

Il est possible de créer des institutions et des règles visant à faire prévaloir ces conditions. Quand il s'agit d'organiser les échanges économiques, c'est au pouvoir législatif et aux autorités de régulation qu'il revient d'instaurer ces règles. Quand il s'agit de favoriser le règne de la vertu, l'affaire est plus complexe, comme nous le verrons plus loin.

Quand les actions sont difficiles à observer, les promesses sont difficiles à tenir. La parole risque alors de perdre son crédit. Pour le restaurer, il faut rendre les actions mieux observables. Une des causes de la crise récente a été l'extrême opacité entourant les transactions financières. Nul ne savait ce qu'on vendait, ce qu'on achetait, ni à quel prix. Les teneurs de marché ne voulaient pas annoncer les prix auxquels les échanges avaient lieu. Les gestionnaires de fonds refusaient de révéler quels actifs ils détenaient. Les négociants gardaient secret l'encours de leurs positions. Comment, dans ces conditions déterminer si leur gestion était négligente ou aventureuse ? Comment déceler les manquements à la parole ?

Pour restaurer le crédit, il faut renoncer à cette opacité. Les institutions existent, qui rendent cette transparence possible. Les directives européennes peuvent imposer des marchés transparents, où les prix sont publiquement annoncés. Elles peuvent exiger que des chambres de compensation s'interposent entre les parties d'une transaction. En agrégeant les données fournies par ces chambres, le régulateur pourrait calculer l'encours des positions de chaque institution. Appels de marge et exigences de capital pourraient rendre coûteuses les positions trop risquées.

Pour inciter à l'effort, il convient de récompenser le succès… mais il importe aussi de punir l'échec. Sans sanction, la responsabilité est un vain mot. Comment les personnes privées peuvent-elles imposer les sanctions nécessaires, tout en respectant la clause de responsabilité limitée ? La théorie des contrats nous indique la réponse.

La performance de l'agent doit être mesurée au moyen d'un compteur. À chaque succès, la valeur du compteur augmente. Mais lorsque survient un échec, elle doit être réduite, et ce d'autant plus que les actions de l'agent sont difficiles à observer. Lorsque le compteur atteint un niveau assez élevé, une rémunération importante est accordée à l'agent. Mais tant que le compteur reste à un niveau faible, du fait des pertes actuelles ou des échecs passés, la rémunération de l'agent doit rester limitée. Ainsi, à chaque instant, l'agent est incité à éviter une gestion négligente ou aventureuse, sachant qu'il devrait en supporter les conséquences à long terme.

Mais la rémunération n'est pas suffisante pour réguler les incitations. Il faut y adjoindre la taille des projets qui sont confiés à l'agent. Ici encore, c'est le compteur résumant la performance cumulée qui doit servir de critère. Lorsque ce compteur atteint un niveau assez élevé, il convient de confier à l'agent des responsabilités plus grandes, de l'autoriser à prendre des positions plus importantes. Mais quand ce compteur atteint un niveau trop faible, il faut, au contraire, réduire l'étendue des attributions de l'agent.

La vertu s’éduque

La vertu ne se commande pas, mais elle s'inspire, elle s'exerce, elle s'éduque. Revenons à Montesquieu, qui, observant les causes du déclin de la République, écrit dans [2] : « Il n'y aura plus de mœurs, plus d'amour de l'ordre, enfin plus de vertu. » C'est dire, comme l'écrit Louis Althusser [3] , que « la vertu est l'expression même des mœurs » : « Les conduites communes nous influencent, celles érigées en exemple inspirent nos choix. Ces exemples nous sont proposés par les médias, l'éducation et ceux qui nous dirigent. Si l'éducation se borne à apprendre des techniques, renonçant à enseigner à s'interroger sur les fins, alors nous ne formerons que des hommes habiles non pas des hommes vertueux. »

Ainsi, le capitalisme semble recéler une contradiction interne : par les échanges qu'il organise, il amène la prospérité. Et ce mouvement naît en grande partie du désir d'enrichissement qui anime les hommes. Mais quand les mœurs procèdent exclusivement de ce désir, la parole se corrompt et l'échange devient impossible. La crise se déclenche alors et le marché s'effondre. C'est pourquoi le capitalisme ne peut survivre s'il est abandonné à lui-même. Le désir d'enrichissement n'est viable que s'il est subordonné à un mobile plus élevé. La prospérité ne peut survivre à la vertu.

Mais si les marchés peuvent être régulés, la vertu ne peut se décréter. La puissance publique, ici, ne peut, ni ne doit contraindre. C'est aux citoyens que revient la responsabilité ultime. Ce sont nos choix qui façonnent les mœurs. C'est notre parole qui formule les maximes de l'action.

La vertu n'est ni aisée, ni naturelle. Nous avons besoin de toute l'aide que peuvent nous apporter les autres. C'est en nous inspirant de leur exemple, de leurs exigences, de leur parole, que nous pouvons, à notre tour, être dignes de foi. Ainsi les choix éthiques, souvent, se règlent sur les mœurs. Dès lors, si le désir d'enrichissement règne sans partage sur nos mœurs, la vertu est vouée à se corrompre et la parole à perdre son crédit. La crise est alors inéluctable. Lénine avait donc tort. Ce n'est pas aux Soviets que le capitalisme vend la corde qui doit servir à le pendre. Il est à lui-même son propre client, et peut-être son propre bourreau.

Mais les citoyens ne sont pas tout à fait dépourvus de moyens pour éviter une telle issue. Les relations entre personnes, les échanges, les mœurs et les choix éthiques, s'inscrivent dans un contexte institutionnel. Pour éviter une nouvelle crise, demandons la mise en place de nouvelles institutions. Des marchés où prévaut la transparence, des modes de rémunération qui incitent à la responsabilité, une éducation qui inspire la vertu, sont autant d'institutions qui favorisent la confiance. Les refuser, c'est contribuer au discrédit de la parole, et ainsi préparer une nouvelle crise.

1 Chapitre 2 du ​Livre VIII. 2 Ibid. 3 "Montesquieu – La politique et l'histoire", Paris, PUF, 1959, p. 60.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº736HS
Notes :
1 Chapitre 2 du ​Livre VIII.
2 Ibid.
3 "Montesquieu – La politique et l'histoire", Paris, PUF, 1959, p. 60.