Le lean sans management

Depuis plusieurs mois, les m&eacute;thodologies d&rsquo;optimisation de la performance op&eacute;rationnelle, et le lean management en particulier , sont en crise. La mise en œuvre de programmes lean , d&rsquo;abord dans le secteur industriel puis dans le secteur des services, est souvent consid&eacute;r&eacute;e comme source de stress et de mal-&ecirc;tre social, comme par exemple chez France Telecom. M&ecirc;me le mod&egrave;le Toyota vacille, frapp&eacute; de plein fouet par des incidents &agrave; r&eacute;p&eacute;tition sur les v&eacute;hicules de la marque. Une crise qui vient de loin Cette remise en question du mod&egrave;le lean &eacute;tait en germe depuis plusieurs ann&eacute;es, la crise &eacute;conomique ayant servi de r&eacute;v&eacute;lateur. En effet, d&egrave;s 2005, la DARES publiait une &eacute;tude sur le comparatif entre divers modes d&rsquo;organisation de la production, sous l&rsquo;angle de la sant&eacute; et du bien-&ecirc;tre au travail (voir Graphique 1). Cette &eacute;tude analyse le ressenti des salari&eacute;s vis-&agrave;-vis de diff&eacute;rentes m&eacute;thodes d&rsquo;organisation du travail. Ainsi, selon les salari&eacute;s, les entreprises organis&eacute;es selon les principes lean offriraient des conditions de travail plus rudes que les entreprises sujettes &agrave; un mode taylorien classique. R&eacute;sultat &eacute;tonnant lorsque l&rsquo;on sait que la philosophie lean met au contraire l&rsquo;&eacute;panouissement des salari&eacute;s au cœur de ses pr&eacute;occupations. En effet, le lean fait la promotion d&rsquo;un management bottom up o&ugrave; les salari&eacute;s sont &eacute;troitement associ&eacute;s &agrave; l&rsquo;am&eacute;lioration continue et &agrave; la recherche de performance. Par exemple, dans l&rsquo;une des usines Toyota aux &Eacute;tats-Unis, 80 000 id&eacute;es d&rsquo;am&eacute;liorations ont &eacute;t&eacute; soumises par les employ&eacute;s, avec un taux de mise en œuvre de 99 % ! Pour essayer de comprendre ce paradoxe, il convient de s&rsquo;interroger sur la coh&eacute;rence entre l&rsquo;essence du lean et ses applications concr&egrave;tes en entreprise. La philosophie lean Les principes lean ont &eacute;t&eacute; exp&eacute;riment&eacute;s et d&eacute;velopp&eacute;s d&egrave;s la fin des ann&eacute;es 1940 au sein de Toyota pour cr&eacute;er le Toyota Production System (voir Sch&eacute;ma 2). Le TPS repose sur : le &laquo; juste &agrave; temp s &raquo; : produire le bon &eacute;l&eacute;ment, dans la bonne quantit&eacute;, au bon moment ; le jidoka : mettre au jour les probl&egrave;mes en arr&ecirc;tant la production apr&egrave;s une anomalie ; le heijunka : lisser la production afin d&rsquo;&eacute;viter les &agrave;-coups ; le kaizen : permettre l&rsquo;am&eacute;lioration continue des processus. &Agrave; partir des ann&eacute;es 1970-80, Toyota a &eacute;t&eacute; &eacute;rig&eacute; en mod&egrave;le et a fait l&rsquo;objet d&rsquo;&eacute;tudes pouss&eacute;es par des chercheurs am&eacute;ricains, le terme m&ecirc;me de lean n&rsquo;a d&rsquo;ailleurs &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; qu&rsquo;en 1987 par le MIT. Le lean est donc une v&eacute;ritable culture de management , allant bien au-del&agrave; d&rsquo;une s&eacute;rie d&rsquo;outils utiles (le Kanban, les 5S, la SMED&hellip;) mais insuffisants pour inscrire la qualit&eacute; dans la dur&eacute;e. La notion de gaspillage : la grande incompr&eacute;hension Prenons la notion de gaspillage, l&rsquo;un des fondements de la m&eacute;thode lean , qui est &eacute;galement l&rsquo;un des concepts les plus mal compris. L&rsquo;un des principaux objectifs est de r&eacute;duire l&rsquo;ensemble des gaspillages ( Mudas ) au sein de l&rsquo;entreprise : production excessive, attente, transports et manutentions inutiles, t&acirc;ches inutiles, stocks, mouvements inutiles et productions d&eacute;fectueuses&hellip; Si l'on voit bien ici que la notion de gaspillage est prot&eacute;iforme, elle est pourtant trop souvent comprise comme une simple chasse aux sureffectifs. Le gaspillage ne se r&eacute;duit pas aux Mudas d&eacute;crits pr&eacute;c&eacute;demment. Il existe en effet deux autres sources de g&acirc;chis : Muri (charge excessive pour les hommes et les machines) et Mura (variabilit&eacute; dans la production). Ces trois notions &ndash; Mudas , Muri et Mura &ndash; sont trois types de gaspillages qui doivent &ecirc;tre combattus avec la m&ecirc;me vigueur. Par exemple, si un service lance un programme lean uniquement focalis&eacute; sur la chasse aux gaspillages sans s&rsquo;occuper de la variabilit&eacute; de la production, il existe un risque important d&rsquo;&eacute;puisement des ressources : les hommes n&rsquo;arriveront pas &agrave; r&eacute;pondre &agrave; la demande, les machines trop sollicit&eacute;es tomberont en panne. Le processus conna&icirc;tra alors de nouveaux dysfonctionnements, d&rsquo;autant plus que les marges de manœuvre qui permettaient de s&rsquo;accommoder de la variabilit&eacute; auront &eacute;t&eacute; supprim&eacute;es par la chasse au gaspillage. Le lancement d&rsquo;un programme lean sans envisager les moyens de lisser la production ne permettra pas d&rsquo;aboutir &agrave; des gains p&eacute;rennes. Enfin, n&rsquo;oublions pas que la chasse au gaspillage doit s&rsquo;accompagner d&rsquo;une r&eacute;flexion profonde sur la valeur recherch&eacute;e par le client. Avant m&ecirc;me de penser &agrave; r&eacute;duire les gaspillages, il convient de se demander quelles sont les attentes de la client&egrave;le, afin de ne pas d&eacute;grader la qualit&eacute; de service attendue. Car l&rsquo;entreprise lean , avant m&ecirc;me l&rsquo;optimisation de la performance op&eacute;rationnelle, cherche &agrave; offrir des produits et des services de meilleure qualit&eacute; &agrave; ses clients. Le lean mis en œuvre en entreprise &laquo; Rien n&rsquo;est pire qu&rsquo;une id&eacute;e quand un homme en a une seule &raquo; disait le philosophe Alain. Le lean se r&eacute;duit trop souvent &agrave; l&rsquo;utilisation de quelques outils avec un objectif unique : la r&eacute;duction des effectifs impliqu&eacute;s dans le processus de production afin de r&eacute;duire les co&ucirc;ts, parfois au risque d&rsquo;une augmentation des autres gaspillages (erreurs de facturation, co&ucirc;t de traitement des r&eacute;clamations&hellip;). Cette recherche de gains de productivit&eacute; repose sur une mise sous contr&ocirc;le du processus via une batterie de tableaux de bord, utilis&eacute;s pour suivre le respect des objectifs. D&rsquo;outils de pilotage, les tableaux de bord se transforment trop souvent en instruments de sanction. Plus qu&rsquo;&agrave; une crise du lean ou &agrave; la d&eacute;monstration de sa dangerosit&eacute;, on assiste peut-&ecirc;tre ici &agrave; une crise du management [1] dans sa capacit&eacute; &agrave; d&eacute;finir une perspective &agrave; long terme et &agrave; s&rsquo;y tenir. Ce management par les chiffres, souvent court-termiste, est tr&egrave;s loin de la philosophie lean originelle, laquelle n&eacute;cessite de transformer l&rsquo;entreprise en profondeur, sur la dur&eacute;e. Ainsi, les sites de Toyota cr&eacute;&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis sont mont&eacute;s en charge de mani&egrave;re graduelle, parfois sur plusieurs ann&eacute;es, afin de permettre la mise en œuvre du lean de mani&egrave;re coh&eacute;rente et efficace. Car bien plus qu&rsquo;une m&eacute;thode, le lean est une culture n&eacute;cessitant la mobilisation de l&rsquo;ensemble des acteurs de l&rsquo;entreprise, du top management aux op&eacute;rateurs. Pour obtenir des gains durables, il est donc indispensable de revenir aux sources du lean , &agrave; savoir : remettre les besoins du client au cœur des pr&eacute;occupations de l&rsquo;entreprise. En effet, la d&eacute;finition des gains de productivit&eacute; ne peut se faire qu&rsquo;en regard des besoins et les attentes du client. Ce sont les meilleurs moyens de mettre ses processus sous surveillance ; penser &agrave; moyen terme, en mettant en œuvre une r&eacute;elle d&eacute;marche d&rsquo;am&eacute;lioration continue ; avoir une vision globale de la notion de gaspillage, centrale dans la d&eacute;marche lean . Les gains en ETP ne peuvent &ecirc;tre la seule source d&rsquo;&eacute;conomie, les plus grands gisements sont souvent ailleurs ; mettre en œuvre une d&eacute;marche d&rsquo;am&eacute;lioration continue ( kaizen ), au cœur de la dynamique lean , permettant la p&eacute;rennisation des gains dans le temps. Ce ne sont l&agrave; que quelques pistes, mais elles doivent permettre au management de prendre de la distance sur ses pratiques et son mode de management . Le lean est un syst&egrave;me de management coh&eacute;rent qui ne peut &ecirc;tre mis en œuvre de mani&egrave;re parcellaire. Comme nous l&rsquo;avons vu, les effets de bords li&eacute;s &agrave; une chasse au gaspillage sans recherche de la qualit&eacute; peuvent m&ecirc;me &ecirc;tre redoutables pour l&rsquo;entreprise. Plus qu&rsquo;une remise en cause des principes du lean , la crise actuelle est l&rsquo;occasion de se rappeler des fondamentaux, parfois oubli&eacute;s, d&rsquo;une m&eacute;thodologie exigeante et complexe. 1 Peter Drucker d&eacute;finit le management comme &laquo; l&rsquo;activit&eacute; visant &agrave; obtenir des hommes un r&eacute;sultat collectif en leur donnant un but commun, des valeurs communes, une organisation convenable et la formation n&eacute;cessaire pour qu'ils soient performants et puissent s'adapter au changement &raquo;. Sans direction strat&eacute;gique, l&rsquo;utilisation des outils lean est au mieux inefficace, au pire d&eacute;stabilisante pour l&rsquo;entreprise.

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