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La réglementation financière décryptée par LABEX-REFI

Pourquoi se préoccuper du shadow banking ?

Créé le

11.05.2015

-

Mis à jour le

01.06.2015

Le shadow banking n’est pas seulement un levier pour contourner des réglementations. Il peut aussi être vu comme un espace de « respiration » qui, à la fois, concurrence et complète l’activité des banques. Les autorités ont cependant raison de le surveiller de près, car il est le réceptacle privilégié et concentré des risques.

La finance parallèle (shadow banking, ci-après SB) répond aux besoins d‘un certain nombre d’opérateurs privés, qu’il s’agisse d’emprunteurs ou d’investisseurs… On ne saurait ignorer cette fonction du SB, qui prospère sur les contraintes que connaissent les banques. Mais en même temps, le SB, parce qu’il n’est pas ou que partiellement régulé, pose de redoutables défis aux régulateurs, aux banques centrales et aux Pouvoirs publics en général, alors même que la prévention des risques systémiques s’est imposée comme une préoccupation centrale.

Un ensemble disparate

Le SB correspond à des activités d’intermédiation financière, en particulier de financement et de crédit, effectuées par des opérateurs concurrents des banques mais qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes et réglementations que ces dernières. Ainsi entendu, le SB soulève trois types de défis :

  • un problème d’information, au regard des exigences de transparence de l’information et de traçabilité des risques ;
  • une source potentielle de risques systémiques. Le SB ne dispose en la matière d’aucun monopole, puisque de nombreux problèmes systémiques sont venus de banques régulées (exemple de la faillite de Lehman Brothers en 2008) ;
  • la persistance de distorsions de concurrence, le contraire du level playing field tant recherché dans les exercices réglementaires.
D’après le Conseil de stabilité financière, l’encours du SB dans le monde était, fin 2013, de 75 000 milliards de dollars, en progression de 7 % sur un an. Les grandeurs relatives sont plus parlantes : cela représente 25 % des actifs financiers totaux, 50 % des actifs bancaires totaux et 120 % du PIB mondial annuel. Tous les pays, avancés, émergents ou en développement, sont concernés par le SB, dans des proportions différentes. Ainsi, en 2012, le SB ne représentait en moyenne « que » 35 % du PIB des pays émergents. En Chine, la crainte est grande qu’une crise immobilière engendre des risques systémiques à la fois dans le système bancaire formel et dans le SB.

Le SB est disparate, en ce qu’il rassemble des véhicules et des opérateurs financiers très différents, mais qui ont en commun d’être peu ou pas régulés : les hedge funds, les véhicules de la titrisation (SPV, SIV…), les fonds d’investissement, catégorie elle-même peu homogène rassemblant les diverses composantes du private equity (PE), les fonds monétaires, partie essentielle du SB aujourd’hui, malgré des taux courts proches de zéro, etc.

Deux exemples concrets pour illustrer le thème de l’hétérogénéité du SB. D’abord, les hedge funds et les fonds de PE ne relèvent pas de la même logique, ni du même horizon de gestion. Les mettre dans la même boîte relève d’une démarche contestable. Une objection qui vaut aussi pour la directive européenne AIFM…

Une autre illustration porte sur les fonds monétaires. Aux États-Unis, les Money Market Mutual Funds (MMMF) se sont développés à partir de 1974, en dehors des banques et même contre elles, contournant ainsi la réglementation des taux sur les dépôts. Les OPCVM de court terme ont fleuri en France après 1981, pour contourner également la réglementation des taux sur les dépôts, mais ils ont été et ils restent en grande partie proposés par les banques, les compagnies d’assurances… Difficile alors de les classer dans le SB !

La dynamique du shadow banking

De nombreuses forces soutiennent la dynamique du SB.

La volonté de contourner les réglementations. La dialectique entre réglementations et innovations financières, d’application assez générale, est au centre du SB. Car, dans de nombreux cas, le SB résulte du contournement de réglementations existantes ou anticipées. Plus la pression réglementaire est forte sur une partie seulement du système financier, plus l’arbitrage réglementaire prospère. Le chat se déplace sous le tapis. Un constat qui n’invalide pas la démarche réglementaire mais qui doit conduire à abandonner tout angélisme en la matière.

La recherche de rendements dans le contexte de taux proches de zéro. Les banques centrales ont eu raison de ramener leurs taux directeurs à des niveaux proches de zéro vu la gravité de la crise. Cependant, la persistance de taux bas provoque une course au rendement (search for yield) de la part de certains investisseurs : la quête de TRI bien au-dessus des taux du marché s’accompagne forcément de la prise de risques supplémentaires. De nombreuses classes d’actifs (fonds de LBO…) profitent de cette recherche du rendement.

La complémentarité du SB. Le SB ne fait pas que concurrencer les banques. Il les complète aussi, en procurant des financements à long terme devenus plus rares, en finançant des emprunteurs rationnés par les banques, en faisant preuve d’une grande réactivité… Vis-à-vis de la finance informelle, la solution n’est pas dans la répression qui risque de réduire l’épargne privée et les financements, mais dans l’établissement de passerelles entre les circuits financiers informels et le système bancaire, grâce à des véhicules financiers et une fiscalité adaptés. Il y a là une illustration de la complémentarité évoquée.

Le réceptacle privilégié des risques

Ainsi le SB n’est pas seulement un levier pour contourner voire détourner des réglementations, il peut aussi être interprété comme un espace de « respiration » qui vient à la fois concurrencer et compléter l’activité des banques.

Les autorités ont cependant raison de surveiller de près le contenu et l’essor du SB. Car via l’innovation financière et la titrisation, outils pour redistribuer entre agents les risques financiers individuels, le SB est le réceptacle privilégié et concentré des risques. Le premier risque associé au SB, et qui en fait un peu sa spécificité, c’est l’opacité et la non-traçabilité… des risques. Par-delà cet aspect, on trouve dans le SB les mêmes types de risques que dans les banques : risque de crédit, de liquidité, risque lié à la transformation d’échéances (qui relève aussi du risque de liquidité), risques opérationnels, etc. La crainte des pouvoirs publics à propos du SB est double : que l’accumulation de risques dans ce secteur, avec certains opérateurs systémiques (exemple de certains hedge funds), engendre des problèmes systémiques ; que ces défis systémiques nés du SB se répercutent très vite sur l’ensemble du secteur financier, tant sont fortes les interconnexions.

Que faire ?

Trois voies d’action sont évoquées ici. La première consisterait à s’attaquer directement aux causes de l’essor du SB. La voie est étroite. On voit mal les banques centrales anticiper le relèvement de leurs taux directeurs pour seulement freiner le search for yield et ses conséquences pour le grossissement du SB. De même, il serait absurde de rabaisser de légitimes ambitions réglementaires à la lumière de la crise mondiale au prétexte que l’efficacité des réglementations prudentielles est réduite par les comportements de contournement.

Un deuxième axe consiste à élargir le champ d’intervention de la banque centrale, agissant comme Prêteur de dernier ressort (PDR), vers le SB. On voit l’inconvénient d’une telle pratique avec la création d’un aléa moral : le SB concentrera encore plus de risques s’il sait avoir accès au PDR dans des conditions voisines de celles des banques. La gestion des risques systémiques oblige cependant en pratique à élargir le périmètre d’intervention des banques centrales vers le SB. Le cas du hedge fund LTCM confirme et en même temps nuance une telle affirmation. On se souvient qu’à l’automne 1998, la Réserve Fédérale américaine est venue sauver LTCM de la faillite sans apporter elle-même un dollar. De façon astucieuse, Greenspan a sollicité les grandes banques internationales créancières de LTCM. Une leçon à tirer de cette histoire : le SB est dans le champ de vision des banques centrales, même s’il appelle des traitements potentiellement différents de ceux appliqués aux banques.

Un cran supplémentaire, de nature préventive, consiste en une régulation de certaines des composantes du SB. Il peut s’agir d’une régulation indirecte, en agissant sur les banques ou compagnies d’assurances en tant que contreparties du SB. Relèvent d’une telle approche la loi américaine Dodd-Frank et en particulier la règle Volcker, qui plafonne les possibilités pour les banques de travailler avec des hedge funds, ou la loi bancaire française de 2013. La régulation directe se veut plus ambitieuse. À titre d’exemple, la directive européenne AIFM régule les FIA (fonds d’investissement alternatifs : hedge funds, fonds d’investissement, fonds immobiliers…), soumettant leurs gérants à des obligations de transparence, de reporting, de fonds propres, de gestion des conflits d’intérêts, etc.

En pratique, il n’y a pas à choisir entre régulation directe et régulation indirecte. Il faut les deux, sans sous-estimer l’apport de l’approche indirecte.

Vers un « shadow shadow banking »...

Tout ne sera pas réglé pour autant. Car, en vertu de la dialectique réglementation/innovation, il faut s’attendre à ce que le chat continue à se déplacer sous le tapis. On risque de voir apparaître assez vite un nouveau SB, ce que j’appelle un « shadow shadow banking », accéléré par l’arrivée par ailleurs nécessaire de Bâle III, de la directive AIFM, etc., et dont il est difficile de prévoir la forme exacte. Formuler un tel pronostic ne doit pas décourager les régulateurs. Cela doit simplement les conduire à anticiper les dynamiques à l’œuvre, et à donner la priorité à la qualité plutôt qu’à la quantité des réglementations bancaires et financières.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº785