Square

Responsabilité de l’entreprise

Du shareholder au stakeholder : comment organiser le gouvernement d’entreprise ?

Créé le

11.05.2020

De plus en plus souvent, l’entreprise ne doit plus rendre des comptes à ses seuls actionnaires mais à un ensemble de parties prenantes. Ce changement de modèle pose certaines difficultés : comment organiser le gouvernement d’entreprise pour réaliser un tel rééquilibrage et quel rôle doit jouer l’actionnaire dans ce nouveau dispositif ?

 

La question de la responsabilité ne se pose jamais aussi bien qu’en période de crise et d’incertitude. En effet, qu’elle soit intense et courte – comme celles de 2008 et du Covid-19 – ou larvée et longue – comme la crise climatique –, chaque crise agit comme un test sur la solidité du système et la responsabilité des acteurs, et interpelle sur les éventuelles solutions à mettre en place. Dans un monde hyperfinanciarisé où l’actionnaire occupe un rôle central dans le fonctionnement de l’entreprise, il paraît légitime de vouloir reconfigurer les règles du jeu et donner plus d’importance aux autres parties prenantes. Passer d’un modèle largement centré sur la valeur pour l’actionnaire à un paradigme œuvrant pour toutes les parties prenantes pose un grand nombre de questions. Nous nous intéresserons à seulement deux d’entre elles : comment organiser le gouvernement d’entreprise pour réaliser un tel rééquilibrage et quel rôle doit jouer l’actionnaire dans ce nouveau dispositif ?

Défendre l’intérêt supérieur de la personne morale

Si la vision d’une gouvernance héritée de Milton Friedman semble avoir fait long feu, il faut lui reconnaître au moins une qualité : sa simplicité de mise en place. Si l’entreprise n’a de compte à rendre qu’à l’actionnaire et doit servir ses intérêts à l’exclusion de tout autre acteur concerné, sa gouvernance gagne en clarté et en efficacité. Par ailleurs, l’analyse du droit renseigne finalement peu sur la question du rééquilibrage entre actionnaires et parties prenantes. Globalement, tous les systèmes juridiques s’accordent sur un point : le rôle des administrateurs d’une société est de défendre l’intérêt supérieur de cette personne morale en s’assurant qu’elle survive et prospère au fil du temps. Enrichir les actionnaires n’est pas la vocation de cette personne morale ou l’objectif des administrateurs. Cependant, il s’agit généralement du résultat induit par la survie et la prospérité de l’entreprise. À moins de changer le droit, opérer ce rééquilibrage exige donc qu’il se fasse dans le respect de l’intérêt supérieur de cette personne morale et d’une manière qui reste à définir par le Conseil d’administration (CA).

Trois grandes difficultés

Rappelons également que tous les modèles multi-parties prenantes sont confrontés à – au moins – trois grandes difficultés.

La première difficulté est liée au fait de devoir composer avec des attentes et des redevabilités multiples. En reconnaissant qu’elle fait partie d’un système qu’elle façonne et dont elle dépend, l’entreprise doit pouvoir embrasser la complexité au sens que lui donnent Edgar Morin ou Jean-Louis Le Moigne [1] . La conscience de l’importance des relations que l’entreprise nourrit avec son environnement lui offre une résilience et une adaptabilité que l’on ne retrouve généralement pas dans les entreprises « optimisées » à l’extrême pour ne répondre qu’à une seule contrainte. Pour autant, chaque entreprise possède sa propre culture organisationnelle et une aptitude plus ou moins grande à embrasser cette complexité.

La deuxième difficulté d’une responsabilité élargie à tous réside dans le risque de ne plus être véritablement responsable auprès de qui que ce soit. La déclaration de la Business Round Table [2] américaine en août dernier a pu susciter un scepticisme que nous comprenons. Lors de leurs assemblées générales, un nombre croissant de sociétés, aux États-Unis, étaient sous la pression de leurs actionnaires sur les sujets sociaux et climatiques. Comment refuser de les écouter si ces derniers sont leur partie prenante ultime ? Il est raisonnable de penser que certaines sociétés peuvent se cacher derrière l’écran de fumée que crée la prise en compte d’intérêts multiples et divergents, dont seuls les dirigeants peuvent décider de la résolution.

Le dernier challenge de tout modèle multi-parties prenantes tient à la difficulté de tenir un cap dans la durée et générer de la clarté et de la confiance. Notre expérience des initiatives multi-parties prenantes est qu’elles fonctionnent particulièrement bien pour résoudre un problème complexe, impliquant un grand nombre d’acteurs, et dont l’objectif est de trouver une solution globale à ce problème spécifique dans un temps limité. Si le problème n’est initialement pas assez spécifié et partagé par tous, la probabilité d’enlisement du groupe peut être assez élevée. Or le propre d’une entreprise est d’être confrontée à une série de problèmes dont les contours sont mouvants, les intérêts plus ou moins alignés, le tout sur un horizon temporel sans limite.

Un gouvernail, une boussole, des voiles ou un moteur

Face à ces trois grandes difficultés auxquelles sont confrontés les CA, les risques de tâtonnements, d’errements, voire de paralysie, sont grands. Afin de garder sa liberté de mouvement et sa dynamique de développement dans ce processus de rééquilibrage, nous estimons que la gouvernance joue un rôle primordial au sens premier du terme. Comme toujours, l’étymologie des mots nous éclaire sur leur sens profond. La racine grecque de gouvernance et de gouvernement désigne le « gouvernail » du navire. Au-delà de l’appareillage de la gouvernance comme « gouvernail » de l’entreprise, se pose la question de la destination du voyage car, comme le rappelait Sénèque, « il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ». Mais le gouvernail ne suffit pas. L’entreprise doit également se doter d’une boussole, de voiles ou d’un moteur.

La création de valeur extra-financière comme boussole

La première question à laquelle les instances de gouvernance doivent pouvoir répondre est celle de la « destination du voyage de l’entreprise ». Un rééquilibrage entre parties prenantes suppose donc que les entreprises puissent dire de façon claire et synthétique pourquoi elles existent et pour qui. Trop souvent hélas, leur raison d’être semble avoir été oubliée ou diluée dans un imbroglio inextricable. De ce fait, les rapports RSE se révèlent souvent sans intérêt ni pertinence car les parties prenantes ne sont pas assez mises dans le contexte spécifique du projet de l’entreprise et de ses activités économiques. Pourtant, dès 1954, Peter Drucker donnait ce qui reste encore aujourd’hui une des meilleures définitions de la responsabilité sociale d’une entreprise : « The proper ‘social responsibility’ of business is to […] turn a social problem into economic opportunity through economic benefit for customers, into human competence and well-paid jobs for employees, and into wealth for shareholders”. En commençant par répondre à la question “quels sont les problèmes sociaux précis que mon entreprise cherche à transformer en opportunités économiques en créant des bénéfices-clients nouveaux ? », les entreprises se donnent les moyens de parler intelligemment et positivement de leur RSE et ainsi faire le lien avec leur proposition de valeur. Cette mise en contexte du projet (« Purpose ») de l’entreprise permet généralement de mieux éclairer ses arbitrages ou de construire sa cohérence alors qu’une traditionnelle matrice de matérialité donne l’impression d’une RSE subie, voire acceptée sous la menace de représailles. Afin de respecter l’intérêt supérieur de l’entreprise, le rééquilibrage doit commencer par le client. Pour paraphraser Georges Orwell dans La Ferme des animaux, « toutes les parties prenantes sont égales, mais certaines sont plus égales que d’autres ». Ici, la partie prenante la plus égale de toutes n’est pas l’actionnaire mais bien le client. Notons en passant que la plupart des sociétés ayant voulu se doter en 2019 d’une raison d’être, inscrite dans leurs statuts après validation par leur assemblée générale, n’ont malheureusement pas réussi à les enraciner dans la valeur créée pour le client.

Le modèle économique comme moteur

Une fois cette raison d’être clairement formulée et endossée par le CA, la gouvernance de l’entreprise doit focaliser son attention sur sa traduction dans un modèle économique englobant les différentes parties prenantes. Garant de sa survie et sa prospérité, le business model permet de décrire le processus de création de valeur pour le client et les diverses parties prenantes (y compris l’actionnaire). Fondamentalement, le business model décrit les différentes activités, de l’acquisition des matières premières jusqu’au client final, qui génèrent un nouveau produit ou service dont la valeur perçue par le client final est supérieure à son prix de vente et aux coûts engendrés pour l’entreprise. La « valeur créée » émerge donc comme une différence d’utilités dont l’origine est la transformation opérée par l’entreprise mais dont l’existence et l’étendue sont toujours conditionnées par le client et ses besoins (transformation d’« input » en « output » pour l’entreprise et recherche d’« outcome » par le client). Ce processus est présenté dans le Schéma 1.

Le gouvernail pour prendre les décisions et réaliser les arbitrages

Face à des objectifs multiples et souvent contradictoires, le CA et l’équipe dirigeante doivent pouvoir tenir un cap.

Nous identifions plusieurs pratiques d’une gouvernance facilitant un rééquilibrage vers plus de parties prenantes.

L’ordre du jour des réunions de la Direction et du CA doit rappeler l’importance de la raison d’être de l’entreprise au travers des points à traiter et des décisions à prendre. Les minutes doivent faire ressortir les points saillants de ces discussions sur ce sujet en particulier. La façon dont les débats sont menés doit permettre d’aborder le rôle et l’importance des parties prenantes et la façon dont les arbitrages sont réalisés et pourquoi. Une revue systématique du business model peut montrer le rôle des employés, l’importance de leur engagement et de leur créativité et les façons dont l’entreprise s’assure que les conditions de leur fidélité sont maintenues ou renforcées. Des objectifs chiffrés sur des indicateurs peuvent être présentés et suivis dans le temps.

La structure de la gouvernance, les procédures du Conseil et certaines politiques du groupe sont également essentielles. La prise en compte des parties prenantes est facilitée par une structure ouverte et équilibrée. La présence de représentants des salariés au sein des Conseils ou l’existence d’un Comité des parties prenantes semblent donc être pleines de bon sens. Les procédures peuvent quant à elles porter sur la consultation des parties prenantes, et la prise en compte de leurs attentes (ou non). Ces procédures accroissent fortement la capacité d’une entreprise à ne pas négliger ce qui se passe dans son écosystème social en facilitant la revue systématique de certains sujets.

L’utilisation de politiques peut également conduire l’entreprise et ses instances de gouvernance à rendre publiques leurs décisions ou positions sur certains sujets.

Enfin, les outils traditionnels de reporting (interne et externe) et de rémunération doivent évidemment intégrer ces sujets au sein de systèmes de pilotage et de redevabilité de la performance.

Grâce à ces boussoles, voiles et gouvernail, les trois difficultés des modèles multi-parties prenantes identifiées préalablement peuvent être dépassées en donnant aux dirigeants une plus grande clarté sur la façon d’atteindre et réconcilier ces objectifs multiples et parfois contradictoires. Le rôle de supervision et d’accompagnement du Conseil devient également plus efficace et opérationnel.

Et le rôle des actionnaires ?

Face à ce dispositif plus équilibré, les actionnaires disposent d’un droit et d’un devoir. Si l’entreprise se montre performante dans la réalisation de sa raison d’être centrée sur le client et sa capacité à embarquer avec elle ses parties prenantes, il y a fort à parier que son développement économique se traduira par la génération de profits dont l’actionnaire profitera. En échange de ce droit, il devra s’acquitter d’une participation active dans la vie sociale de l’entreprise par l’intermédiaire de l’exercice de son droit de vote aux assemblées générales et du dialogue qu’il mènera auprès des dirigeants et des membres du CA. Comme en démocratie, chaque voix compte et se faire entendre est un devoir avant d’être un droit. Si les administrateurs ne défendent qu’un seul intérêt, celui de l’entreprise en tant que personne morale, les actionnaires sont en première ligne pour exiger des comptes auprès de ces administrateurs sur l’exercice de leur responsabilité. La capacité à faire inscrire une raison d’être dans les statuts, celle de réélire ou non certains administrateurs ou encore de valider les comptes et le reporting des sociétés en assemblées générales sont autant de façons de soutenir ou de dénoncer le projet de l’entreprise et l’intégration des parties prenantes dans son modèle économique et sa gouvernance. Comme le montrent les exemples récents d’inscription de résolutions d’actionnaire aux assemblées générales des grands groupes pétroliers, les actionnaires jouent véritablement un rôle essentiel dans ce rééquilibrage du « shareholder » vers le « stakeholder ».

 

1 Pour plus d’informations sur « Agir en penser la complexité » : http://www.intelligence-complexite.org/fileadmin/docs/1107-dossier27-2.pdf.
2 « Business Roundtable Redefines the Purpose of a Corporation to Promote ‘An Economy That Serves All Americans’ », 19 août 2019 ; Updated Statement Moves Away from Shareholder Primacy, Includes Commitment to All Stakeholders : https://www.businessroundtable.org/business-roundtable-redefines-the-purpose-of-a-corporation-to-promote-an-economy-that-serves-all-americans.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº845bis
Notes :
1 Pour plus d’informations sur « Agir en penser la complexité » : http://www.intelligence-complexite.org/fileadmin/docs/1107-dossier27-2.pdf.
2 « Business Roundtable Redefines the Purpose of a Corporation to Promote ‘An Economy That Serves All Americans’ », 19 août 2019 ; Updated Statement Moves Away from Shareholder Primacy, Includes Commitment to All Stakeholders : https://www.businessroundtable.org/business-roundtable-redefines-the-purpose-of-a-corporation-to-promote-an-economy-that-serves-all-americans.