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Macroéconomie

Politique monétaire et prix des matières premières

Créé le

18.12.2017

-

Mis à jour le

09.01.2018

Les économistes ont depuis longtemps mis en évidence des liens entre la politique monétaire et la dynamique des prix des matières premières. L’objet de cet article est de rassembler les principaux constats, mais aussi les interrogations persistantes sur ce sujet.

Les matières premières sont devenues au fil du temps, pour le meilleur mais également pour du moins bon, une classe d’actifs à part entière dans la gestion d’actifs. Pour le meilleur, en ce que la reconnaissance des commodities élargit sensiblement le périmètre de la gestion de portefeuille pour tous les investisseurs, bien au-delà du champ analysé au départ par la théorie du portefeuille (MEDAF). Avec aussi des conséquences plus contestables : la « financiarisation » excessive des matières premières s’accompagne d’une volatilité marquée de leurs prix. Lorsqu’il s’agit du yo-yo sur les prix du pétrole, il n’y a pas en général mort d’hommes, seulement d’intenses effets de redistribution entre pays producteurs et pays importateurs, avec des implications macroéconomiques bien identifiées. Quand les prix des céréales s’envolent comme il y a quelques années à la suite d’un embargo de la Russie, une fraction importante de la population mondiale est en grand danger. C’est à la lumière de ce constat que nous avions rédigé (avec Jean-Pierre Jouyet et Serge Guillon [1] ) en 2010, à la demande du gouvernement et dans l’optique de la présidence française du G20, un rapport sur les mesures envisageables pour atténuer la volatilité des prix des matières premières, pour mieux maîtriser certains dérapages sur les marchés dérivés concernés, vu leurs connexions étroites avec les marchés au comptant.

Qu’il s’agisse de finance, d’économie ou de vie sociale, il faut donc traiter les matières premières non pas comme un ensemble homogène, mais comme plusieurs classes d’actifs combinant des logiques communes et des dynamiques propres à chacune des matières premières.

Les limites de la corrélation

Une logique commune ? Sur la longue période, les prix des commodities sont étroitement et positivement corrélés : les produits énergétiques, les produits agricoles et les métaux paraissent soumis aux mêmes tendances et aux mêmes cycles, avec cependant des phénomènes d’amplification (overshooting) pour certains produits, phénomènes liés aux conditions d’équilibre offre-demande sur chaque marché. À court terme, les corrélations entre prix des matières premières demeurent souvent positives, mais elles s’atténuent. Il suffit pour s’en convaincre de mobiliser les données de la Banque Mondiale : entre 2013 et 2016, les prix des produits énergétiques ont chuté de l’indice 127 à 55 (base 2010=100), alors que les produits alimentaires n’ont reculé sur la même période que de 116 à 92 et que les métaux et minerais ont, eux, chuté de 91 à 63. Dans le même ordre d’idées, les calculs publiés par la Banque de France montrent que, sur la période 2000-2010, la volatilité des produits énergétiques a été quasiment le double de celle des produits agricoles. Décidément, pour le gérant d’actifs, il faut pénétrer dans la logique de chaque produit ou catégorie de produits. Même les prix du pétrole et du gaz, presque mariés, connaissent à court terme depuis quelques années des dynamiques parfois distinctes.

Le rôle de la politique monétaire

Que les prix des matières premières, prises globalement, aient chuté entre 2013 et 2016, alors même que les politiques monétaires demeuraient fortement expansives, dans la ligne des mesures monétaires exceptionnelles adoptées depuis 2009-2010 face à la crise mondiale, suggère que les liens entre politique monétaire et prix des matières premières ne sont ni univoques ni simples. Beaucoup d’autres facteurs sont à prendre en considération, à court terme comme à long terme, qu’il s’agisse de la croissance mondiale, de sa répartition par grandes zones, des conditions météorologiques et des perspectives ouvertes par la lutte contre le changement climatique, des percées technologiques, des accords propres à chaque produit (rôle de l’OPEP pour le pétrole), etc. Ces différents déterminants n’ont pas de connexion directe et claire avec les politiques monétaires, sauf bien sûr pour la croissance mondiale. Un tel constat n’empêche pas de préciser les principaux canaux par lesquels la politique monétaire est susceptible d’agir sur les matières premières.

Le canal des taux d’intérêt

La politique monétaire « conventionnelle » consiste, pour l’essentiel, dans la modification des taux de la Banque Centrale, qui sont directeurs pour les taux à court terme sur le marché monétaire. On sait que les répercussions des variations des taux courts sur les taux longs n’ont rien de mécanique ; elles passent par les anticipations des taux courts pour les périodes à venir et des primes de risque.

Dans la littérature spécialisée, l’étude empirique de Jeffrey Frankel (2006) [2] confirme des travaux antérieurs : il existerait une corrélation négative entre le niveau des taux réels (donc hors inflation) et les prix des matières premières. Les raisons d’une telle liaison inverse sont multiples : des taux modiques encouragent la croissance et donc la demande de commodities ; ils réduisent le coût du stockage des matières premières, encouragent donc la constitution de stocks, ce qui diminue l’offre effective, etc. Cette « loi de Frankel » (appelons-la ainsi pour simplifier) est-elle mise à mal par l’expérience de ces dernières années ? Nous sommes installés, en particulier depuis 2009, dans un régime de taux d’intérêt nominaux, à court comme à long terme, proches de 0 % (même, dans certains cas, négatifs) et de taux réels le plus souvent négatifs. Or, pris globalement, les prix des matières premières ont chuté depuis 2011, et ils n’ont commencé à rebondir qu’à partir de 2016. La dégringolade a été due pour l’essentiel à la crise mondiale, marquée par la récession de 2009 et le caractère lent de la reprise qui a suivi. Pour le pétrole, elle a été accentuée par le revirement de l’Arabie saoudite, qui a, jusqu’à récemment, laissé filer les prix à la baisse en refusant de restreindre l’offre. C’est la conjugaison d’une reprise plus vigoureuse et du retour de l’Arabie saoudite vers une régulation de l’offre qui explique le rebond de prix du pétrole en 2017.

On pourrait prétendre qu’en l’absence de taux d’intérêt proches de 0 %, le recul des prix des matières premières aurait été encore plus marqué. On peut aussi invoquer les délais de la politique monétaire, pour justifier d’un impact retardé de celle-ci sur les matières premières. Il n’en reste pas moins que la « loi de Frankel » connaît, dans le court terme, de nombreuses exceptions.

L’impact des politiques non conventionnelles (PNC)

Après la faillite de Lehman Brothers en 2008, et après avoir côtoyé le plancher de la valeur 0 % pour leurs taux directeurs, les banques centrales, à commencer par la Fed, ont acheté massivement des obligations pour fournir des liquidités aux banques et à l’économie, et pour abaisser les taux longs ou du moins les empêcher de monter. Cette politique de QE (quantitative easing), encore pratiquée aujourd’hui par la BCE mais terminée du côté de la Fed, a eu pour conséquence immédiate de renforcer l’abondance de liquidités, déjà réelle, avant 2007. Les banques centrales ont ainsi évité une déflation mondiale, mais elles ont, ce faisant, donné des munitions à la spéculation et encouragé la formation de bulles. Des bulles de toute nature, susceptibles de concerner les matières premières comme n’importe quelle classe d’actifs. Aujourd’hui, où sont les bulles ? Sur les obligations souveraines dans les pays avancés, sur des segments du marché immobilier dans certains pays, sur certaines actions de l’économie numérique… Pas vraiment sur les commodities, à la différence du printemps 2008 au moment où les prix du baril touchaient 150 dollars. Le lien entre les PNC et les prix des matières premières existe, mais il est flexible, changeant selon le contexte, et donc difficilement prévisible.

La « maladie hollandaise » (dutch disease)

L’un des principes les plus affirmés de l’économie des matières premières est que les pays producteurs voient leur taux de change étroitement indexé sur les prix de ces commodities : le taux de change monte, voire affiche une surévaluation notoire, lorsque les prix des produits de base vendus grimpent (et inversement). D’où, avec la surévaluation, la menace qui pèse sur la compétitivité et les exportations des pays producteurs. Avec la « maladie hollandaise », la causalité va des prix des matières premières vers la politique monétaire via le taux de change, et non l’inverse comme dans les développements précédents. Et l’appréciation du taux de change exerce un effet déflationniste sur l’activité et les prix, équivalent à un resserrement monétaire.

Les prix des matières premières : un indicateur utile pour les banques centrales

Paul Samuelson (1915-2009) insistait sur le fait que si l’on dispose de deux yeux, c’est pour regarder au moins deux indicateurs… Dans le monde d’aujourd’hui, les banques centrales doivent suivre deux indicateurs de prix : l’inflation des biens et services (inflation au sens habituel) et l’inflation des prix d’actifs, qui informe sur le risque ou la réalité des bulles. Les prix des matières premières sont vraiment à la jonction de ces deux concepts d’inflation, puisqu’ils influencent les prix des biens et services et, en même temps, concernent une classe d’actifs d’importance croissante, la classe des commodities.

Même si, comme on l’a vu, les liaisons entre politique monétaire et matières premières sont complexes, souvent indirectes et volatiles, les banques centrales doivent considérer les prix des matières premières, et pas seulement du pétrole, comme un indicateur avancé de l’inflation au sens habituel, comme un indicateur annoncé d’effets de richesse, positifs ou négatifs, dus aux variations de prix. Des effets de richesse qui modulent pour partie la consommation, l’investissement, l’activité en général et les prix, donc doivent absolument être pris en compte par les responsables monétaires.

 

1 « Prévenir et gérer l’instabilité des marchés agricoles », par Christian de Boissieu, Jean-Pierre Jouyet et Serge Guillon, rapport pour le ministre de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Pêche, septembre 2010.
2 « The Effect of Monetary Policy on Real Commodity Prices », Working Paper du NBER, décembre 2006.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº815
Notes :
1 « Prévenir et gérer l’instabilité des marchés agricoles », par Christian de Boissieu, Jean-Pierre Jouyet et Serge Guillon, rapport pour le ministre de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Pêche, septembre 2010.
2 « The Effect of Monetary Policy on Real Commodity Prices », Working Paper du NBER, décembre 2006.