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Crise sanitaire et économique

« L’opinion publique n’aurait pas compris que les actionnaires des banques ne participent pas à l’effort collectif »

Créé le

15.04.2020

La suppression des dividendes demandée par les autorités financières et annoncée par les banques est justifiée, selon Christophe Nijdam. Cette mesure doit être vue comme un élément du plan de sauvetage des économies mis en œuvre par les banques centrales et les puissances publiques. Celui-ci vise à soutenir non seulement les entreprises mais aussi les banques elles-mêmes.

 

Pensez-vous que, dans le contexte actuel, le report ou la suppression du versement des dividendes au titre de l’année 2019, voire 2020, soit justifié ?

Au vu des conséquences économiques du confinement des populations pour endiguer la pandémie exponentielle du Covid-19, c’est complètement et absolument justifié et cela doit aussi s’étendre aux programmes de rachats d’action et aux bonus en numéraire.

En effet, le versement de dividendes en numéraire, les rachats d’actions et les bonus réduisent la trésorerie et les fonds propres des banques, nerfs de la guerre du financement de l’économie : moins de fonds propres, c’est une moindre capacité à prêter aux entreprises et aux ménages. Et cela au moment où l’arrêt de plus d’un tiers de l’activité économique engendre des crises de trésorerie qui mènent aux dépôts de bilan. Déjà précédées par du chômage partiel, ces faillites, parfois évitables avec un crédit bancaire relais de trésorerie, se transformeront alors en chômage structurel : un cercle vicieux mortifère pour l’économie réelle et notre cohésion sociale.

Par ailleurs, les banques subissent elles-mêmes des crises de trésorerie, déjà violentes via leur effet de levier structurel (95 % d’endettement pour 5 % de fonds propres comptables), que ce soit à cause des pertes des activités de marché du 1er trimestre 2020 dans un premier temps, puis sur les activités de prêts dans une seconde vague (si je peux oser m’exprimer ainsi). D’après l’agence Standard & Poor’s, les profits des banques américaines, qui s’élevaient à 195 milliards de dollars en 2019, devraient se transformer en des pertes de 15 milliards de dollars en 2020. Pour les banques européennes, les profits de 88 milliards d’euros de 2019 pourraient s’étancher en des pertes de 51 milliards d’euros cette année, d’après l’univers de couverture d’AlphaValue. Pour mesurer l’amplitude du choc, les pertes des banques européennes n’étaient « que » de 6 milliards d’euros en 2008, après des profits de 118 milliards d’euros en 2007 (finalement artificiels, avec le recul de l’histoire).

Les banques centrales s’engagent massivement dans des programmes d’apport de liquidités aux différents systèmes bancaires d’ampleur historique (« illimitées aux États-Unis »), bien supérieurs à ceux débloqués pendant la crise de 2007-2008, pour éviter l’effondrement systémique. Les États, qui peinaient à procurer du financement pour la transition écologique, délient leurs bourses avec des déficits budgétaires qui vont, là aussi, battre de nouveaux records.

Dans ce contexte dystopique, où l’engagement volontariste des politiques monétaires et budgétaires ne peut pas tout, l’opinion publique n'aurait pas compris que les actionnaires des banques ne participent pas, de façon finalement assez modique, à l’effort collectif.

Comment cette demande est-elle perçue par les actionnaires dans les différents pays où elle a été prise (pays européens, États-Unis…) ?

Cette demande a été, au départ, évidemment mal perçue par les actionnaires : les cours de bourse des valeurs bancaires ont décroché d’environ l’équivalent de leur rendement dividendaire (rapport du dividende sur le cours de bourse), constaté avant les demandes des superviseurs bancaires, soit de l’ordre de 3 % à 5 %. Mais il est difficile de mesurer précisément cet impact boursier sur ce seul facteur, au vu de la volatilité extrême en intra-day des cours de bourse. Ce qu’on peut dire, de façon plus assurée, c’est que dans un univers de courbe des rendements obligataires proches de zéro, voire négatifs, les investisseurs sont allés chercher plus de risque sur le marché actions, en favorisant notamment les valeurs bancaires aux dividendes généreux : la douche a, du coup, été écossaise.

Remettons néanmoins en perspective la contribution qui est demandée aux actionnaires des banques. Sans le soutien des puissances publiques (estimée actuellement à plus de 8 000 milliards de dollars au niveau mondial), ils pouvaient dire « au revoir », de façon définitive, au système de banques privées, à qui ont été délégués un pouvoir régalien, la création de monnaie, et un bien public, le financement de l’économie, le ciment d’une cohésion sociale.

Se pose aussi la question de la perpétuation de « l’aléa moral », au détriment des contribuables, pour la trentaine de grandes banques dites systémiques au niveau mondial, trop grosses pour qu’on les laisse faire faillite (« too big to fail » – 2B2F). Elles sont à nouveau soutenues directement par les États (par exemple, les 300 milliards d’euros garantis par la BPI à l’actif des banques françaises) et la Banque Centrale Européenne (programmes de liquidités au passif des banques), et indirectement par les mesures de soutien budgétaire au reste de l’économie (deuxième garantie indirecte des actifs des banques). La question de la soutenabilité de l’empilement d’endettement se posera également, mais ceci est un autre sujet.

Que pèsent finalement, au regard de tout cela, les 48 milliards d’euros de dividendes versés aux actionnaires des banques européennes en 2019 au titre de 2018 et qui devraient baisser à 8 milliards d’euros en 2020 au titre de 2019 ? À l’échelle française et sur la même période, le « sacrifice » demandé aux actionnaires de nos quatre banques cotées 2B2F serait de 8 milliards d’euros. La nationalisation serait-elle une bonne alternative, au pire moment pour elles, quand leur capitalisation boursière cumulée atteint 75 milliards d’euros, soit un petit tiers de leurs fonds propres comptables et… un dérisoire 1,3 % de leur total de bilans ?

Existe-t-il des précédents de même nature dans l’histoire boursière ?

Ce que je peux dire, dans l’histoire récente, c’est que le marché financier des prévisions de dividendes (« dividend futures markets ») anticipait une chute des dividendes des entreprises cotées en Europe (banques incluses) de 60 % début avril, pratiquement le double du déclin pendant la crise de 2007-2008. Pour les banques, ce serait plus violent, en toute logique, moins 83 % cette fois-ci contre moins 65 % en 2008.

Achevé de rédiger le 12 avril 2020.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº844