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L’entreprise face à ses partenaires financiers

« Nous sommes passés à un financement post-crise beaucoup plus diversifié »

Créé le

21.07.2017

-

Mis à jour le

04.09.2017

10 ans de crise et maintenant ? Tel est le thème des prochaines Journées de l’AFTE qui interviendront en novembre prochain. Dans cette perspective, Benoît Rousseau détaille les conséquences de la crise financière sur l’activité de son entreprise, son métier de trésorier et ses relations avec ses partenaires financiers. Il analyse aussi les challenges à venir : contexte géopolitique, digitalisation, transition énergétique…

Quel bilan faites-vous de 10 ans de crise, dans vos activités d’entreprise, votre métier de trésorier, ou encore en ce qui concerne vos relations avec vos partenaires financiers ?

En ce qui concerne le Groupe Bel, le premier constat est que notre groupe, comme beaucoup d’autres en France, a certes vécu dans des environnements financiers particulièrement troublés entre 2007 et 2013, jusqu’à ce que la BCE engage sa politique de quantitative easing (QE), mais qu’il a continué à se développer : le chiffre d’affaires du groupe a crû de 70 % entre 2007 et 2016. Notre modèle économique basé sur le développement de marques fortes à l’international, la diversité de nos marchés et une dynamique soutenue d’innovations ont permis au groupe de connaître une décennie de forte croissance. Nous avons également réalisé deux acquisitions majeures : Boursin en 2008, grâce à des financements exclusivement bancaires, négociés fin 2005 dans des conditions de liquidité très favorables, et MOM (Mont Blanc Materne) en 2016, avec des financements beaucoup plus diversifiés.

Dans ce contexte de crise, le métier de trésorier d’entreprise s’est enrichi mais complexifié : alors qu’il était plutôt considéré comme une fonction support, il est devenu un Risk Manager au service du business. Nous gérons toujours le cash management, le risque de change et de taux, mais aussi de façon plus active le risque de liquidité, de crédit, le trade finance, la relation bancaire mais aussi investisseurs, la cybersécurité et jusqu’aux questions liées à la réglementation. En effet, avec la crise, la régulation a essaimé du secteur financier vers le monde de l’entreprise avec des sujets comme Emir, Sapin 2… Le monde du trésorier d’entreprise est devenu un monde réglementé. La compliance, qui découle de cette régulation, est un sujet qui nous prend beaucoup de temps.

Enfin, dans des ETI, comme le Groupe Bel, nos partenaires financiers, qui étaient essentiellement des banquiers, se sont élargis, aux investisseurs et aujourd’hui, avec l’arrivée du digital, aux FinTechs.

Quelles sont plus précisément les conséquences de la crise dans les relations avec vos banques ?

Jusqu’à la crise, les ETI se reposaient essentiellement sur du financement bancaire. Comme je l’ai déjà évoqué, notre acquisition de 2008 a été financée uniquement par un pool bancaire de 16 banques, incluant des établissements européens, mais aussi américains ou asiatiques. Avec la crise, ce pool bancaire a diminué de moitié quand nous avons refinancé nos premières lignes de crédit. En outre, il s’est « re-domestiqué » : en effet, beaucoup de banques d’europe du sud ou anglaises ont été particulièrement touchées par la crise et se sont retirées de certaines activités. Mais cela correspondait aussi à notre volonté de nous recentrer pendant cette période de crise sur nos partenaires bancaires français.

Parallèlement, nous avons commencé à diversifier activement nos sources de financement, en commençant dès 2012 par la mise en place d’un programme de billets de trésorerie ; avec la crise, ceux-ci sont devenus compétitifs par rapport à nos lignes de crédit et les banques nous poussaient à émettre ces instruments désintermédiés, plutôt que tirer sur les lignes de crédit. Puis fin 2012, simultanément à d’autres entreprises dans le secteur des biens de consommation, nous nous sommes lancés dans l’émission d’EuroPP et enfin, en 2013, sur les Schuldschein, car le marché allemand a montré sa profondeur pour les émetteurs non allemands et sur des devises non-euro. Nous sommes ainsi passés d’un financement totalement bancaire à un financement post-crise beaucoup plus diversifié, où notre pool bancaire est principalement constitué de lignes de crédit non tirées. Toutefois, depuis que la BCE s’est lancé dans un programme de QE agressif, nous retrouvons les banques prêteuses.

Pour autant, la banque universelle, avec des capacités dans quasiment tous les métiers et toutes les géographies, est un concept qui a pratiquement disparu. Suite à la crise, les banques ont cédé des pans entiers d’activité, des réseaux européens, sud-américains, asiatiques, au Moyen-Orient. Pour un trésorier, il n’y a rien de pire qu’une banque qui annonce son retrait d’un marché en nous laissant nous débrouiller avec notre cash management ! Or ce sont des situations auxquelles nous avons été confrontées en 2008, en 2011 et encore en 2015 avec la crise des pays émergents, au Brésil, en Russie, au Mexique ou en Turquie.

Enfin, ces années de crise ont mis en avant un sujet qui nous paraissait jusqu’alors impossible : la faillite d’une banque. Nous avions connu des défaillances bancaires par le passé, mais dans tous les cas, celles-ci étaient reprises au dernier moment par un autre établissement et les entreprises étaient peu impactées. Désormais, le risque de contrepartie vis-à-vis de nos partenaires bancaires a pris une dimension nouvelle : alors que celui-ci se gérait jusqu’à présent en termes de répartition du side business, nous l’évaluons aujourd’hui en tant que risque de crédit.

Quel état des lieux faites-vous entre le marché des euroPP et celui des Schuldschein allemands ?

Le marché de l’EuroPP souffre de la concurrence de celui des Schuldschein, plus ancien, plus mûr et plus profond. Mais la différence principale est que le marché du Schuldschein fonctionne sur un mode de financement bilatéral sur un support bancaire et ou la partie à taux variable est pénalisée par les indices EURIBOR « floorés » à zéro, alors que l’EuropPP est un financement obligataire avec des représentants de la masse et majoritairement à taux fixe.

Les banques empêchent les entreprises de bénéficier des taux négatifs. Ce qui peut se concevoir dans la mesure où elles ne facturent pas d’intérêts négatifs sur les soldes à vue, alors qu’elles-mêmes déposent leur propre liquidité à taux négatif. Mais il serait peut-être plus représentatif de la réalité d’avoir des soldes à vue et des lignes de crédit dont les références à taux variable ne sont pas « floorés ».

Cet environnement de taux vous permet tout de même de vous financer moins cher ?

Certes, les ETI n’ont aujourd’hui en règle générale plus aucun problème d’accès à la liquidité, mais cette situation de taux bas pousse la valeur des actifs à la hausse. Dans les opérations de croissance externe, les entreprises sont en permanence en concurrence avec des fonds d’investissement très agressifs financés par cette liquidité abondante et bon marché et les valorisations des sociétés achetées atteignent des multiples extrêmement élevés. La situation est identique à celle du marché immobilier : les taux d’intérêt très bas sont compensés par la hausse du prix au mètre carré. Nous ne sommes pas forcément gagnants !

Nous n’étions ni habitués, ni préparés à cet environnement de taux négatif. Les banques centrales n’ont pas toujours communiqué très clairement pour expliquer que leur objectif en passant aux taux négatifs était avant tout de lutter contre le risque de déflation qui a été réel à un moment donné : le pire eut été en effet que l’étape ultime de la crise se traduise par une forte déflation. Les banques centrales ont plutôt bien joué pour éviter ce danger. Avec le retour de la croissance en Europe et de l’inflation, il va falloir sortir du programme de QE, ce qui ne sera pas non plus facile et quels seront les impacts sur la liquidité bancaire ?

Outre les taux bas, quels sont aujourd’hui vos principaux points d’attention ?

La volatilité des matières premières utilisées par Bel est un point d’attention particulier, car elle susceptible d’avoir un effet significatif sur les résultats du groupe. La fin de la politique agricole commune et des quotas a eu pour conséquence d’amplifier la volatilité des soft commodities dont nous dépendons, essentiellement le lait et ses dérivés comme le beurre et la crème. Celle-ci crée de la complexité dans la gestion de nos activités, car il est difficile de répercuter ces variations de prix auprès de la grande distribution. Et la situation est aussi complexe dans le secteur des hard commodities comme l’énergie. En particulier en France, l’industrie parapétrolière souffre de façon dramatique de cette volatilité des matières premières. Les crises successives ont amplifié les cycles qui sont de plus en plus courts et violents. Or ces sujets arrivent le plus souvent sur le bureau des trésoriers, et nous travaillons de plus en plus en coopération avec les départements Achats.

Quels effets attendez-vous des changements géopolitiques actuels ?

L’environnement géopolitique est de plus en plus incertain : des entreprises multinationales comme le Groupe Bel vont-elles pouvoir opérer dans des marchés mondiaux aussi facilement que par le passé ? Pourrons-nous continuer à vendre sans entrave sur le marché britannique ? Nous sommes dans un monde qui bouge extrêmement vite et le trésorier est jugé sur sa capacité à trouver rapidement des solutions pour faciliter le business. Nous devons donc nous adapter à cette nouvelle donne et anticiper, au point d’avoir des comportements presque paranoïaques ! Après les élections américaines et françaises, le Brexit, nous ne pouvons plus dire que l’impossible n’aura jamais lieu et nous sommes donc amenés à travailler sur les worst cases ou les what if scénarios

La digitalisation est-elle un facteur facilitateur ou une complexité supplémentaire dans cet environnement ?

Les deux ! La digitalisation va à une vitesse que nous avons parfois du mal à suivre ! Dans les moyens de paiement notamment, nous devons en permanence repenser nos modèles, par exemple pour intégrer les nouveaux formats et acteurs. Nous devons être agiles. Si l’industrie bancaire est un monde régulé, le digital amène aussi de nouveaux risques pour les entreprises et une certaine complexité pour les équipes. Je pense par exemple à la cybercriminalité ou à la blockchain. Mais nous travaillons aussi avec des FinTechs, qui apportent des services nouveaux. L’idéal pour une entreprise serait de travailler avec des FinTechs intégrées dans le giron des banques pour nous garantir la sécurité inhérente au milieu bancaire. En tout état de cause, je n’imagine pas fonctionner sans banque aujourd’hui.

Comment gérez-vous la cybersécurité ?

La cybersécurité est une préoccupation majeure et un nouveau pan de notre activité en tant que trésorier. Nous faisons beaucoup de prévention et de communication ; nous avons aussi travaillé pour éliminer tout paiement manuel, non électronique, et pour mettre en place des « shared services centers », ce qui nous aide à gérer la cybersécurité de façon plus centralisée au sein d’équipes aguerries à ce type de risque.

Autre grand sujet, la transition énergétique : quels en sont les effets sur vos métiers ?

Bel est un groupe responsable engagé dans la réduction de l’impact environnemental de ses activités de l’amont à l’aval. Nous déployons depuis 2008 une politique RSE volontariste sur l’ensemble de notre chaîne de valeur . Cela est constitutif de notre modèle d’entreprise, car nous pensons que notre responsabilité ne s’arrête pas à la porte de nos usines et nous savons que nos consommateurs sont de plus en plus exigeants. C’est un mouvement de fond bien trop fort pour se limiter à un effet de mode.

Comment par exemple organiser une relation responsable vis-à-vis des producteurs de lait ?

Il nous est difficile de ne pas payer le lait au prix mondial alors que nos concurrents sont mondiaux. Coté finance, nous regardons plutôt des solutions du côté des financements, ou des délais de paiement, sous forme de reverse factoring ou au sens plus large de supply chain financing. Ces solutions permettraient de réallouer l’abondance de liquidité offerte par la BCE vers les entreprises ou acteurs qui n‘y ont pas accès, mais que nous connaissons bien grâce à nos relations de très long terme. Il faut savoir que nous nous engageons sur des contrats à plus de dix ans avec les jeunes producteurs de lait. Ce contrat a une réelle valeur vis-à-vis d’un prêteur, qui se traduit par des coûts de financement moins élevés. Un reverse factoring permettrait en outre de faire bénéficier le producteur, de notre propre qualité de crédit, puisque la banque qui le financerait prendrait un risque sur Bel. Mais nous n’avons pour l’heure pas encore trouvé la solution idéale, compte tenu des délais de paiement déjà très courts. Elle pourrait se trouver dans une combinaison entre des FinTechs et des investisseurs de long terme, car la désintermédiation bancaire va aussi toucher la supply chain.

Qu’attendez-vous du nouveau gouvernement ?

Nous sommes une entreprise mondiale et nous ne faisons pas de politique ! Cependant, nous accueillerions volontiers une certaine stabilité fiscale. Au niveau européen, la réglementation imposée à nos banques nous inquiète : si les banques américaines ou étrangères ne jouent pas avec les mêmes règles, in fine, nous en pâtirons aussi.

Qu’attendez-vous de vos banques ?

Nous cherchons des relations de long terme avec nos banques et donnons clairement une prime à la fidélité ! Le side business est un vrai sujet que nous suivons précisément. Nos banques françaises restent dominantes, mais nous avons aussi quelques banques étrangères qui nous accompagnent dans différentes régions et avec lesquelles nous avons de relations de long terme.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº811