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Maîtriser les risques comportementaux des gestionnaires d 'actifs

Créé le

03.04.2012

-

Mis à jour le

02.05.2012

Les risk managers en gestion d’actifs se limitent en général à des aspects quantitatifs, comme les limites d’exposition ou la VaR (value at risk). Il leur faut également intégrer, par des mesures objectives, des dimensions psychologiques d’identication des risques comportementaux auxquels les gérants sont soumis et évaluer la part de la performance due au talent et non au seul facteur chance.

 

L’économie a toujours été considérée historiquement comme une science, parce qu’elle offre une analyse objective de la gestion des ressources. À l’inverse, la psychologie est perçue comme un domaine abstrait et subjectif se consacrant à l’étude de l’activité mentale, psychique et spirituelle de l’homme. Pourtant, les risk managers et les économistes pourraient tirer bénéfice d’une meilleure connaissance de certains ressorts psychologiques, tant les schémas comportementaux ont une influence certaine sur les décisions d’investissement. À condition d’en organiser une mesure objective…

Les biais comportementaux

Comme tout individu, les gérants d’actifs sont souvent victimes de biais comportementaux qui les poussent à commettre certaines erreurs. Ainsi, l’effet de dotation (endowment effect) bien connu fait référence au fait que les investisseurs peuvent être tentés d’accorder plus de valeur à ce qu’ils possèdent que des gérants plus impartiaux ne le feraient. La conséquence de cette première tendance comportementale est que ces investisseurs peuvent souvent être enclins à conserver trop longtemps des positions génératrices de pertes.

Autre réaction émotionnelle bien connue, l’aversion à la perte est partagée tant par les gérants d’actifs que par les clients investisseurs. Dans leur étude [1] sur la psychologie de l’économie comportementale, Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie) et Amos Tversky (pionnier des sciences cognitives) ont démontré que les individus sont deux fois plus sensibles à la crainte de subir des pertes qu’au plaisir de réaliser des gains.

Corroborant ces conclusions [2] , une autre étude insiste sur un comportement propre aux investisseurs et appelé « effet miroir » (reflection effect). Selon les résultats empiriques de cette étude menée auprès d’investisseurs professionnels, plus de la moitié d’entre eux présentent une aversion au risque lorsqu’ils font référence aux gains qu’ils ont réalisés, tout en manifestant un certain appétit pour le risque lorsqu’ils considèrent les pertes qu’ils ont pu enregistrer par ailleurs. Cet effet miroir va donc directement à l’encontre d’une philosophie d’investissement, logique et pragmatique, fondée sur le concept visant à « protéger les gains et limiter les pertes ». L’appétit pour le risque du côté des pertes présente des similitudes inquiétantes avec le concept de la « ruine du joueur », qui traduit un désir incontrôlable de récupérer en une seule mise l’argent perdu lors d’une série de défaites.

Le graphique 1 illustre les principales caractéristiques des préférences individuelles sur les résultats d’investissement. L’axe horizontal montre la variation en pourcentage de la valeur de l’actif investi et l’axe vertical évalue le niveau de satisfaction (ou d’insatisfaction) de l’investisseur. L’aversion à la perte est illustrée par la forte inclinaison de la courbe sur la moitié négative de l’axe par rapport à celle dans le segment positif. Les investisseurs ne réagissent dans les mêmes proportions lorsqu’ils réalisent des gains ou subissent des pertes à volumes équivalents : alors qu’un gain de 50 % correspond à 60 unités de satisfaction, une perte de 50 % correspond à 120 unités d’insatisfaction. Enfin, soulignons que les investisseurs éprouvent beaucoup moins de satisfaction ou d’insatisfaction une fois franchi un certain seuil de gains ou de pertes.

Le concept de sensibilité décroissante explique pourquoi certains gérants d’actifs succombent à des comportements dits « de tournoi ». Selon une étude empirique menée auprès de gérants de fonds alternatifs [3] , ceux qui surperforment leurs pairs de manière significative au premier semestre de l’année ont tendance à prendre moins de risque car leur désir de conserver leur avantage est plus fort que leur appétit de gains à venir. Inversement, les gérants qui ont modérément sous-performé augmentent généralement leur exposition au risque, leur désir de se classer dans le quartile supérieur étant plus fort que leur crainte de chuter dans le quartile inférieur.

Auto-efficacité...

Développé en 1974, le concept de l’ancrage et de l’ajustement ( [4] ) établit que le jugement d’un individu peut être instantanément influencé par certaines informations qu’il considère comme des points de référence, quel que soit leur degré de validité ou de crédibilité. Par exemple, si l’on demande à un individu de deviner le nombre de bonbons que contient un bocal, il donnera une estimation impartiale. En revanche, si on lui demande de deviner si le nombre de bonbons dans un bocal est inférieur ou supérieur à 1 000 et d’en estimer le nombre réel, il aura tendance à estimer ce nombre aux alentours de 1 000 (même s’il est physiquement impossible que le bocal n’en contienne ne serait-ce que la moitié).

En matière de gestion d’actifs, des travaux de recherche approfondis ont montré que ce concept d’ancrage et d’ajustement peut influencer les estimations de risque et d’ incertitude [5] , les prédictions de performance future [6] et les jugements d’auto-efficacité.

L’auto-efficacité d’un gérant d’actifs repose invariablement sur la conviction profonde que ses décisions sont plus rationnelles que celles de ses pairs, du fait qu’elles reposent sur des informations et/ou des analyses supérieures. Le problème réside dans le fait que les autres spécialistes de l’investissement partagent souvent les mêmes croyances. Pourtant, l’avantage en matière d’informations et/ou d’analyses doit, par définition, être exclusif. Or les écarts de performance des fonds au sein d’un groupe de pairs prouvent que certains gérants de fonds réussissent mieux que d’autres.

…et confiance en soi

Une étude réalisée en 1989 [7] révèle qu’une grande confiance en soi est nécessaire pour ne pas succomber aux erreurs de jugement. Les individus qui sont fermement convaincus de leurs capacités ont tendance à rester très analytiques dans des situations complexes en minorant les risques d’échec. À l’inverse, les individus qui n’ont pas confiance dans leur jugement ont tendance à penser de manière erratique et à apporter une attention trop importante aux risques d’échec. Un risque comportemental peut alors affecter les gérants affichant une confiance excessive, qui interprètent à tort un coup de chance comme le fruit de leur seul talent. De leur côté, les gérants talentueux qui n’ont pas confiance dans leur jugement auront besoin d’être encouragés pour ne pas « craquer » lorsque le marché tourne temporairement à leur désavantage.

Cette dynamique talent/chance est particulièrement sensible dans la gestion alternative : la plus grande flexibilité des gérants de fonds alternatifs (par exemple, leur capacité à exprimer leur conviction avec des positions courtes et longues et à exercer un levier) se traduit par un plus grand nombre d’opportunités de rendements élevés mais également une probabilité sensiblement plus importante d’enregistrer des pertes. En l’absence de chance, le talent d’un gérant peut donc rapidement poser un risque substantiel.

Bien que le risque puisse être géré, les modèles de risque les plus traditionnels excluent cette possibilité, prescrivant que les relations entre les gérants du risque et les preneurs de risque doivent toujours être réalisées sans lien de dépendance.

Comment mesurer le talent ?

Le rôle d’une gestion active des risques, dans l’analyse de la performance des gérants et l’amélioration de leurs compétences, peut s’appuyer sur différents moyens. L’un des principaux est sa capacité à déterminer si les performances d’investissement sont dues au talent du gérant ou au seul facteur chance. Mais contrairement à une opinion largement répandue, cela ne peut se faire sur la base des historiques de performances. Bien qu’ils soient généralement synonymes de talent (un gérant qui surperforme le marché est forcément un bon gérant), les historiques de performance, en particulier s’ils sont relativement courts, ne permettent pas de prédire la performance future. Une récente étude [8] révèle que, à quelques exceptions près aux deux extrémités de l’échelle, le classement relatif des gérants de fonds peut fortement varier en fonction de la période considérée. Il en ressort que la continuité des performances est généralement confinée au court terme. En conclusion, l’étude établit que l’analyse statistique de la performance passée ne peut pas permettre d’identifier les meilleurs gérants.

La plupart des risk managers ne disposent aujourd’hui pas des outils nécessaires pour identifier et développer le talent. Une solution peut être d’analyser toutes les décisions prises par les gérants de fonds : achats, ventes, ou logique d’inclusion ou d’exclusion de titres. Bien que complexe, cette tâche fournit une évaluation précise du bien-fondé de la construction des portefeuilles et du timing des transactions par les gérants.

Disposer d’un feedback objectif

En déplaçant l’accent de l’historique des rendements vers les décisions d’investissement, il est possible d’acquérir une compréhension approfondie de la nature du talent de l’investisseur. Le traitement des données et l’interprétation des mérites relatifs d’un nombre élevé de décisions d’investissement constituent toutefois un sérieux défi logistique.

Pour y parvenir, deux concepts efficaces et intuitifs peuvent être utilisés : les taux de réussite et les ratios gains/pertes. Le premier évalue si un gérant prend plus de bonnes que de mauvaises décisions et le second détermine dans quelle mesure les bonnes décisions compensent (le cas échéant) les mauvaises décisions.

Selon plusieurs études réalisées au cours des trois dernières années, les taux de réussite moyens ne sont pas supérieurs à 50/50, et un nombre réduit (voire nul) de gérants peut régulièrement atteindre le niveau de 60 %, ce qui correspond à l’hypothèse traditionnelle selon laquelle les gérants de fonds prennent une bonne décision six fois sur dix. En revanche, les données empiriques révèlent que les ratios gains/pertes moyen sont supérieurs à 100 %, quoique avec une marge réduite, ce qui démontre que les gains associés aux bonnes décisions compensent les pertes associées aux mauvaises décisions.

Ainsi une analyse fondée sur des éléments probants et un feedback objectif peuvent permettre d’identifier les forces et les faiblesses des gérants. Le processus d’utilisation de ce feedback reconnaît que les erreurs sont un mal nécessaire pour apprendre à générer des rendements plus réguliers. Sans cette volonté de progression, il est très difficile de devenir un meilleur investisseur : une grande expertise n’a que peu de valeur si les gérants de fonds ignorent leurs faiblesses. Aucun cadre de gestion active du risque n’est complet en l’absence d’un processus évaluant les risques comportementaux associés aux mauvaises décisions.

Revoir les modèles de gestion du risque

Les efforts des risk managers se concentrent traditionnellement sur les limites d’exposition et des concepts quantitatifs comme la VaR, les aspects plus qualitatifs de la gestion des risques étant négligés. Il existe cependant une littérature et une recherche abondantes sur le risque comportemental et les biais psychologiques auxquels sont exposés les gérants. Mais il est impossible de gérer ces derniers sans fixer un mécanisme qui permet de déterminer quels sont ceux auxquels les gérants sont les plus exposés et dans quelle ampleur. De ce fait, les modèles de gestion du risque classiques préfèrent le plus souvent les ignorer purement et simplement.

Pourtant, il est possible d’identifier les biais inhérents et de les contrôler de manière progressive, grâce à un processus de feedback objectif permettant de cultiver le talent des spécialistes en investissement et d’améliorer la qualité du processus de prise de décisions dans le temps. La gestion du risque est plus complète grâce à la présence d’un système de mesure des bonnes ou mauvaises décisions d’investissement. Ce système permet la gestion des risques comportementaux et apporte une compréhension approfondie de la génération de performance.

 

1 Kahneman et Tversky, « Prospect Theory », 1979. 2 Laury et Holt, « Further Reflections on Prospect Theory », 2000. 3 Clare et Motson , « Locking in the profits or putting it all on black », 2008. 4 Kahneman et Tversky, « Judgment under uncertainty: Heuristics and biases », 1974. 5 K. Yamagishi, « Consistencies and biases in risk perception: Anchoring process and response-range effect », 1994. 6 Czaczkes et Ganzach, « The natural selection of prediction heuristics: Anchoring and adjustment vs. representativeness », 1996. 7 A. Bandura, « Regulation of cognitive processes through perceived self-efficacy », 1989. 8 Wessels et Krige, « The fund performance illusion », 2007.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº748
Notes :
1 Kahneman et Tversky, « Prospect Theory », 1979.
2 Laury et Holt, « Further Reflections on Prospect Theory », 2000.
3 Clare et Motson , « Locking in the profits or putting it all on black », 2008.
4 Kahneman et Tversky, « Judgment under uncertainty: Heuristics and biases », 1974.
5 K. Yamagishi, « Consistencies and biases in risk perception: Anchoring process and response-range effect », 1994.
6 Czaczkes et Ganzach, « The natural selection of prediction heuristics: Anchoring and adjustment vs. representativeness », 1996.
7 A. Bandura, « Regulation of cognitive processes through perceived self-efficacy », 1989.
8 Wessels et Krige, « The fund performance illusion », 2007.