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Financement du négoce de matières premières : quelle place pour le secteur bancaire?

Créé le

06.12.2017

-

Mis à jour le

24.01.2018

Si les banques ont très tôt développé une offre de financements adaptés aux risques spécifiques du négoce de matières premières, elles doivent aujourd’hui s’adapter à un environnement réglementaire plus contraignant et à l’apparition de financements désintermédiés.

Les banques et le négoce ont une longue histoire commune. Dès le XIIe siècle, on trouve dans les grandes places de commerce que sont Bruges, Gênes ou Venise, les premières traces d’activités de banque et de négoce [1] . À Bruges, les changeurs convertissent pièces d’or et d’argent des marchands en monnaies locales. Ils leur offrent également la possibilité d’ouvrir des comptes de dépôts, de réaliser des virements au moyen d’écritures en compte. Ils inventent ainsi la monnaie scripturale, réalisent les premiers découverts, le tout reposant déjà sur la confiance réciproque entre marchands et banquiers.

Dans les siècles qui suivent, des dynasties de banquiers-marchands, tels les Fuggers à Augsbourg ou les Médicis à Florence, développent l’usage des lettres de change [2] , à la fois moyen de paiement et support de crédit. Grâce à un réseau de correspondants sur différentes places, ancêtre de la compensation bancaire en devises, elles permettent aux négociants de s’affranchir des risques de transport de monnaies.

Sous le Second Empire, les banques universelles françaises s’intéressent de près au financement des matières premières, dans le sillage de l’expansion du commerce mondial. Des campagnes de collecte de guano au Pérou, par la société Louis Dreyfus, sont financées par la Société Générale dès 1869 sous la forme de syndicat de participation [3] . La filiation avec les prépaiements ou crédits de campagne contemporains est frappante.

Après la Seconde Guerre mondiale, les échanges mondiaux connaissent une accélération. Les chaînes logistiques autour de la planète s’intègrent au point que plus aucun marché de commodité ne peut s’affranchir des conséquences de ce qu’il advient à l’autre bout du monde. Le négoce est devenu global. Les banques qui financent ces matières premières couvrent de façon mondiale les marchés et leurs clients. Des équipes spécialisées, présentes comme leurs clients négociants dans les grands hubs de trading que sont Londres, Paris, Genève, New York, Singapour ou Hong Kong, proposent une palette de plus en plus large de produits et services.

Les risques spécifiques du négoce

Pour faire face aux besoins du négoce et à ses risques spécifiques, les banques ont développé une offre dédiée de produits. Cette offre, qui demeure le socle du financement du négoce, a évolué au cours de la dernière décennie sous l’effet d’une double pression réglementaire et concurrentielle.

Pour appréhender les enjeux du financement du négoce de matières premières, il s’agit tout d’abord de présenter certaines caractéristiques de l’activité du négociant. Ainsi, dans sa forme la plus pure, le négociant dispose d’une base de fonds propres réduite en regard de son chiffre d’affaires ou de son bilan. Sa capacité à « leverager » son bilan est critique tant pour financer les commodités qu’il souhaite acheter que pour faire jouer l’effet de levier sur sa rentabilité. La transparence et la compétition entre négociants, producteurs et consommateurs sont telles que les marges commerciales sont réduites. Pour protéger ces dernières, le négociant a ainsi développé des techniques de plus en plus sophistiquées de maîtrise de ses risques.

Le risque de prix est le plus évident ; le négociant parvient à le gérer, soit en le transférant du vendeur vers l’acheteur (clause de prix adossée l’une à l’autre, prévente à prix fixe), soit en utilisant les marchés à terme pour se couvrir (quand leurs commodités sont cotées sur un marché organisé). Une exposition non couverte est toujours possible, mais elle engagera directement ses fonds propres. Le risque de crédit ou de contrepartie est également géré, au moyen de divers supports, comme les lettres de crédit documentaires, les garanties bancaires ou les polices d’assurances crédit. Afin de sécuriser ses approvisionnements, le négociant peut prépayer une commodité, prenant ainsi un risque de performance sur un producteur. Ce risque est couramment transféré sur une banque ou un assureur. Pour faire face aux risques logistiques, des polices d’assurance spécialisées (type « marine cargo ») peuvent être souscrites. Le dernier risque majeur est celui de liquidité, ou plutôt d’illiquidité, qui se caractérise par la difficulté à mobiliser ses actifs courants liquides pour couvrir son passif immédiatement exigible. En cas de forte volatilité des prix, les appels de marge de la position dite « papier » [4] peuvent détériorer très rapidement la position de liquidité du négociant qui devra veiller à maintenir un coussin de sécurité (de cash ou de lignes de crédit confirmées). Cette énumération n’est pas exhaustive, mais suffit à rappeller que l’activité du négociant se construit sur la bonne gestion de ses risques et que seule une bonne appréhension de ces derniers permet d’en financer l’activité.

Une panoplie de produits et services financiers

Face à ces besoins et risques spécifiques, les banques de commodités ont développé une panoplie de produits et services dédiés. Les lignes transactionnelles sont le type de financement le plus utilisé par les négociants en Europe et en Asie. Il repose sur l’analyse d’une transaction qui s’appuie sur un collateral, en l’occurrence la commodité, dont le produit de la vente servira à rembourser l’avance faite par la banque. Des lettres de crédits peuvent être ouvertes pour sécuriser les parties prenantes (producteur, négociant, consommateur) tant à l’achat qu’à la revente, en s’appuyant sur la circulation d’un jeu de documents, incluant le plus souvent un titre de propriété tel un connaissement maritime. En Amérique du Nord et pour les négociants les plus importants, les banques ont développé des solutions de financement du besoin en fonds de roulement sur la base d’une déclaration hebdomadaire ou mensuelle d’un niveau de collateral, en général des stocks et des créances clients, valorisé au prix du marché. Ces financements dits « borrowing base » offrent une grande flexibilité au négociant mais présentent un risque accru de fraude compte tenu de leur caractère déclaratif. Afin d’adresser ce dernier risque, Les banques peuvent s’appuyer sur des sociétés spécialisées dans l’inspection physique du collateral. Sur les commodités les plus liquides, les banques ont développé des activités de portage de stock, appelées repo (« repurchase agreement »), à des conditions financières avantageuses car la banque dispose du stock en pleine propriété. Plus en amont, les négociants peuvent proposer des prépaiements qui seront remboursés par le produit des ventes futures d’une commodité. Cette offre qui s’appuie souvent sur un compte d’encaissement à l’extérieur du pays du producteur, a connu un grand succès dans les pays émergents ne disposant pas encore d’un secteur bancaire mature. Le financement minier ou le financement de projet pétrolier de type « Reserves Based Lending » (RBL, sur la base d’une estimation des réserves), sont également des produits bancaires largement utilisés pour financer les projets d’extraction. Plus le négociant se rapproche d’un modèle de bilan plus « classique » (avec des actifs fixes et non plus seulement des actifs courants), plus la gamme des produits de financement proposés tendra vers une offre de type corporate, tels que facilités syndiqués, sécurisés ou non, financements d’acquisition (type LBO [5] ), financement d’actifs type immobilier, aviation, logistique ou infrastructure, leasing, factoring…). Enfin, il est à noter que la désintermédiation n’a pas abouti à la suppression du rôle des banques, bien au contraire : la plupart des produits ou services désintermédiés sont fournis par les banques elles-mêmes, que ce soit par leurs activités de marché (titrisations, obligations, actions) ou par leurs équipes de gestion d’actifs ou bien de conseil (de type advisory ou M&A [6] ).

Nouvelles contraintes…

Dans la dernière décennie, les banques ont été challengées par de nouvelles contraintes et par l’émergence de nouveaux compétiteurs.

Le durcissement de la réglementation bancaire a eu des effets sur le périmètre et l’appétit des banques dans leurs activités matières premières. Sous l’effet des restrictions introduites par les lois Volcker et Dodd Frank aux États-Unis [7] et Mifid II [8] en Europe, le trading physique de commodité, qui s’était développé au sein des banques d’investissement dans la décennie passée, est en fort repli. La montée en puissance de Bâle III, et notamment des ratios de liquidité et de levier bancaire, a renchéri le coût du financement bancaire (Liquidity Coverage Ratio - LCR), notamment sur les financements court terme. Cela explique également pour partie le repli de nombreuses banques des activités de courtage de matières premières, bien que la plupart d’entre elles aient conservé une forte activité de gré à gré [9] . Depuis la réglementation dite de Bâle II, les banques ont la possibilité de développer des modèles internes afin de réduire leur consommation de capital affectée à une transaction. Les portefeuilles de financement de négoce étant des portefeuilles à très faible défaut, les modèles développés par les banques ont permis de maintenir l’attractivité de ces financements tant pour les banques que pour les négociants. Ceci devrait évoluer avec Bâle IV avec la remise à plat de ces modèles qui pourraient être « capés » dans leur réduction de fonds propres avec un probable impact sur les coûts de financement bancaire [10] .

Les sujets de conformité, que ce soit au titre du KYC (Know Your Customer), du risque de réputation, du respect des embargos américains, français ou européens, sont devenus des sujets centraux pour les banques et les négociants notamment depuis la multiplication des amendes par l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) [11] .

Au cours de l’été 2011, l’activité de financement du négoce a été un dommage collatéral de la crise des dettes souveraines. Jusqu’à sa résolution par l’intervention de la Banque Centrale Européenne (BCE) sur le refinancement du système bancaire, la liquidité dollar de toutes les banques de la zone Euro a été fortement réduite par les fonds monétaires américains, menaçant en cascade la liquidité des négociants.

…et nouveaux compétiteurs

Pour faire face à ces risques pesant sur leurs financements bancaires intermédiés, les négociants ont poursuivi une logique de diversification de leurs sources de financement. Des premiers programmes de titrisation de créances commerciales, aux placements privés d’obligations ou de prépaiements auprès d’investisseurs jusqu’au plus classique programme de billets de trésorerie pour les plus gros acteurs, les négociants ont élargi la palette de leurs financements désintermédiés. De façon générale, tous les actifs circulants sont susceptibles d’être financés sans recourir au bilan des banques. Les difficultés résident dans la structuration de ces produits et dans leur acceptation par de nouvelles classes d’investisseurs. Enfin, de nouveaux acteurs non bancaires, tels les fonds d’arbitrage (hedge funds) ou d’investissement sont également apparus afin de se substituer aux banques mais cette poche de liquidité demeure chère en regard des financements bancaires.

De façon plus récente, la montée de la digitalisation au sein du négoce est susceptible de faire apparaître une nouvelle compétition. Des premières transactions utilisant la blockchain à la dématérialisation du support documentaire (solution EssDoc, Bolero) [12] , tous les acteurs de la filière négoce essaient de trouver le point d’équilibre entre confidentialité, simplification, robustesse juridique, sécurité opérationnelle et large adoption par l’industrie. À ce jour, les banques sont parmi les investisseurs les plus actifs auprès des FinTechs avec l’objectif de prendre une part décisive dans la rupture technologique en cours.

Malgré la montée des contraintes, le secteur bancaire reste un acteur incontournable, seul à même d’offrir à la fois du financement intermédié et désintermédié, des solutions de conseil et des outils de gestion du risque. Cette place centrale est certes challengée par de nouveaux acteurs mais au quotidien, la relation entre le négoce et ses banques continuent de se renforcer, de se diversifier dans la droite ligne d’un partenariat démarré il y a plus de mille ans.

 

1 Sur cette question, voir le chapitre 3 de l’ouvrage Banque et Matières premières de David Leboiteux et Fabien Constant, RB Édition, 2016.
2 Voir Raymond de Roover (1946), « Le contrat de change depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’au début du XVIIe », Revue belge de philologie et d’histoire.
3 Voir Hubert Bonin (2006), Histoire de la Société Générale – La naissance d’une banque moderne, éd. Librairie Droz.
4 C’est-à-dire celle qu’il détient sur produits dérivés financiers.
5 Leveraged buy-out.
6 Mergers and acquisitions (fusions et acquisitions).
7 Le lecteur pourra notamment se référer sur ce sujet à l’article de Stephen Hoopes, « Volcker Rule’s Effects on Investment Banks and Funds », IbisWorld, disponible à l’adresse suivante : https://www.ibisworld.com/media/wp-content/uploads/2013/12/Volcker.pdf.
8 Markets in Financial Instruments Directive.
10 Voir notamment sur ce sujet Sylvie Guyony (2017), « De Bâle 3 vers Bâle 4 : quels impacts sur le modèle bancaire ? », L’Agefi Hebdo, 14 septembre.
11 Voir https://www.treasury.gov/press-center/press-releases/Pages/jl2447.aspx.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº815
Notes :
11 Voir https://www.treasury.gov/press-center/press-releases/Pages/jl2447.aspx.
1 Sur cette question, voir le chapitre 3 de l’ouvrage Banque et Matières premières de David Leboiteux et Fabien Constant, RB Édition, 2016.
12 Voir notamment sur ce sujet : https://www.essdocs.com/blog/louis-dreyfus-company-and-natixis-complete-first-cargodocs-metals-transaction.
2 Voir Raymond de Roover (1946), « Le contrat de change depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’au début du XVIIe », Revue belge de philologie et d’histoire.
3 Voir Hubert Bonin (2006), Histoire de la Société Générale – La naissance d’une banque moderne, éd. Librairie Droz.
4 C’est-à-dire celle qu’il détient sur produits dérivés financiers.
5 Leveraged buy-out.
6 Mergers and acquisitions (fusions et acquisitions).
7 Le lecteur pourra notamment se référer sur ce sujet à l’article de Stephen Hoopes, « Volcker Rule’s Effects on Investment Banks and Funds », IbisWorld, disponible à l’adresse suivante : https://www.ibisworld.com/media/wp-content/uploads/2013/12/Volcker.pdf.
8 Markets in Financial Instruments Directive.
9 Voir sur ce sujet à titre d’illustration : https://www.reuters.com/article/us-natixis-commodities/natixis-plans-to-shut-commodities-brokerage-unit-idUSBRE84903R20120510.
10 Voir notamment sur ce sujet Sylvie Guyony (2017), « De Bâle 3 vers Bâle 4 : quels impacts sur le modèle bancaire ? », L’Agefi Hebdo, 14 septembre.
RB