Square

Dans la compétition face aux États-Unis, « les Européens doivent construire leur propre modèle de marché »

Créé le

13.05.2016

-

Mis à jour le

02.06.2016

La surpuissance des établissements américains dans les activités de banques d’investissement et sur les marchés financiers s’est renforcée depuis la crise. Pour y faire face, l’Europe doit définir son propre modèle de financement, qui laisse une place plus grande aux financements de marché tout en tenant compte de ses spécificités.

La finance américaine est-elle, selon vous, la gagnante de la crise ?

Il est indéniable que la finance américaine, qui était déjà potentiellement dominante avant la crise, se trouve aujourd’hui dans une position encore plus forte. La raison principale est que leur modèle de financement dans lequel les activités de marché ont un rôle très important, est conforté par les décisions prises notamment au niveau prudentiel. Celles-ci conduisent en effet à accroître en Europe la part des financements de marché, à l’image du modèle américain. Or les banques d’investissement américaines ont pu développer sur leur marché domestique, une expertise et une taille qui les avantagent en Europe dans la course au développement des activités de marché.

Pour autant, il faut aussi relativiser cette puissance des banques américaines : rapporté à la taille de leur économie, leur poids n’est pas si lourd – en tout cas moins lourd que celui des banques européennes rapporté à la taille de leur économie nationale. Dans la liste des établissements systémiques au niveau mondial, la part des Américains et celle des Européens sont comparables. La surpuissance américaine est en outre réelle dans les activités de gros et de marché, mais pas dans la banque de réseau. Aux États-Unis, le marché de la banque de détail reste très fragmenté, la FED bloquant les parts de marché à 10 %, alors qu’en Europe, les établissements européens se sont fortement concentrés au niveau national, voire pour certains d’entre eux, au niveau européen.

En revanche un facteur important mais qui n’est pas lié à la crise, est le rôle du dollar. Comme on l’a vu dans l’affaire des amendes imposées aux banques françaises par les autorités américaines, celles-ci ont une capacité à intervenir sur des établissements étrangers du fait du rôle du dollar.

La réglementation influe-t-elle sur cet équilibre entre banques américaines et européennes ? Le ratio de levier notamment n’est-il pas plus contraignant pour les banques européennes qui financent encore sur leur bilan plus que par les marchés ?

Sur le plan réglementaire, il n’est pas évident que la législation américaine soit plus favorable ; par certains côtés, la réglementation aux États-Unis est même plus dure. Quant au ratio de levier, il pousse notamment à la titrisation puisqu’il s’applique de façon non pondérée au bilan. Les banques américaines qui supportent ce ratio de levier depuis longtemps, titrisent énormément, grâce en outre à l’intervention d’institutions comme Freddie Mac et Fannie Mae. En Europe, le ratio de levier tel qu’il est aujourd’hui calibré, ne mord pas de façon excessive sur les banques. S’il était aligné sur les niveaux américains, il deviendrait beaucoup plus central et obligerait à des modifications du modèle européen de banque bien plus fortes que celles observées jusqu’à présent.

Et tant que les modèles internes et les séries historiques à la base des ratios pondérés n’auront pas été sécurisés, un ratio de levier, au moins à titre de précaution, gardera une certaine justification aux yeux des régulateurs.

L’emprise américaine ne se traduit-elle pas aussi dans le poids des infrastructures de marché ?

Les infrastructures américaines sont plus importantes car le marché financier américain est plus important et plus concentré que le marché européen. En Europe, tout a été fait pour organiser la concurrence entre infrastructures, mais sans véritable politique industrielle en la matière ni vision sur le modèle de marché dont nous avons besoin. Ce qui a ouvert aussi le champ aux infrastructures américaines, d’autant plus qu’elles font face à des opérateurs européens relativement moins concentrés. L’inverse existe aussi mais la possibilité de pénétrer le marché américain où des infrastructures surpuissantes sont déjà présentes, est relativement faible. L’équation est la même que pour les banques d’investissement.

L’évolution réglementaire européenne pousse aujourd’hui à la désintermédiation bancaire : faut-il adopter en Europe le modèle américain de financement par les marchés ?

Notons tout d’abord que l’accroissement du rôle des marchés dans le financement de l’économie en Europe et notamment en France, a démarré avant les initiatives européennes. Mais il est regrettable d’avoir construit un cadre qui conduit à donner un rôle plus grand aux activités de marché sans avoir réfléchi au modèle que l’on souhaite avoir. Car pendant longtemps encore l’Europe ne pourra pas fonctionner avec un rôle prépondérant des marchés financiers comme aux États-Unis. En effet il nous manque, partiellement ou totalement, des éléments essentiels au développement des marchés financiers : les fonds de pension par exemple qui sont des acheteurs naturels à long terme de produits financiers existent massivement aux États-Unis, mais en Europe, ils ne sont significativement présents qu’en Grande Bretagne et aux Pays Bas. En outre, les acteurs économiques prêts à investir dans des opérations à risque sur les marchés sont beaucoup moins nombreux de ce côté-ci de l’Atlantique : rappelons que les collectivités locales américaines se financent en totalité sur les marchés. Il faut également tenir compte du fait qu’il existe en Europe une tradition d’accompagnement des clients par les banques même pour les grands corporates. Dans ces conditions, il semble difficile de pousser brutalement à des financements de marché sans créer de grandes frustrations. En outre, le système financier américain connaît des variations plus prononcées à la hausse comme à la baisse, qui se traduisent directement dans l’activité et l’emploi des établissements bancaires : il n’est pas évident d’accréditer un tel système en Europe et ce n’est sans doute pas souhaitable. Nous devons donc gérer un modèle différent sur de nombreux plans.

De ce point de vue d’ailleurs, l’insistance de la commission européenne pour l’inclusion de la finance dans le TTIP, même si elle a peu de chances d’être acceptée, est très surprenante. Si tel était le cas, il faudrait chercher une harmonisation beaucoup plus grande de la finance, qui se ferait forcément dans le sens du modèle américain puisqu’il est plus adapté au cadre prudentiel global.

Que faut-il faire aujourd’hui pour donner une meilleure chance à la finance européenne ?

Sur la banque d’investissement, la première condition que je viens d’évoquer, est de déterminer notre modèle de marché, au lieu d’être obsédé par la seule concurrence. Par exemple, l’AMAFI a toujours soutenu l’idée qu’il était bon d’avoir des infrastructures au service des marchés et qui ne sont pas seulement des instruments de profit. Mais plus la concurrence est mise en avant, plus elles se conduisent comme des chercheurs de profit. Et c’est légitime de leur point de vue.

La seconde condition est de réfléchir sur le rôle que nous voulons donner aux intermédiaires financiers : il est évident par exemple que si le projet de séparation des activités des banques aboutissait – ce qui paraît aujourd’hui peu vraisemblable –, tout en laissant le champ libre aux banques d’investissement américaines déjà surpuissantes, celles-ci domineront les marchés financiers européens.

S’agissant de la banque de détail, il faut gérer les conséquences des nouvelles réglementations notamment pour le crédit aux PME et aux particuliers. Il faut par exemple faire un choix clair sur le crédit immobilier : veut-on qu’il soit massivement titrisé comme aux États-Unis, ou modérément, ou se résigne-t-on à ce qu’il y ait peu de titrisation ? La troisième hypothèse n’est pas celle choisie dans le cadre de l’Union des marchés de capitaux (UMC), mais elle risque pourtant de se produire car au stade actuel, les réformes proposées en matière de titrisation dans le cadre de l’UMC n’aboutiront pas à un développement considérable de cette technique de financement en Europe.

Précisément, la mise en œuvre de l’UMC et l’achèvement de l’Union bancaire peuvent-ils être une réponse ?

L’achèvement de l’Union bancaire porte uniquement sur la garantie européenne des dépôts et n’aura pas d’incidence sur l’équilibre des activités financières entre l’Europe et les États-Unis, en supposant que cela se fasse puisque l’Allemagne y reste très opposée.

L’UMC peut être vu plus positivement s’il s’agit par exemple de développer une titrisation de qualité mais cela suppose de la définir de façon beaucoup plus rigoureuse, pour la rendre acceptable politiquement et lui donner plus de chances de succès. Pour l’instant, l’accent a été mis sur la transparence, mais il faut aussi avoir des exigences fortes sur la qualité des actifs sous-jacents, par exemple concernant les ratios entre le bien financé et le montant des financements, ou entre les revenus et les mensualités. Ensuite, il faut tirer les conséquences prudentielles pour pouvoir titriser d’une manière avantageuse. Idéalement, pour que ce marché prenne véritablement son essor en Europe, il faudrait enfin l’équivalent d’un Fannie Mae et d’un Freddie Mac, mais ce n’est pas envisagé au stade actuel.

Un autre point essentiel serait de créer des fonds de pension dans les pays d’Europe où ils n’existent pas. Il faudrait enfin accroître le nombre d’acheteurs naturels d’actions et donc d’agir sur la fiscalité qui est défavorable aux actions pratiquement partout en Europe. Mais la fiscalité n’est malheureusement pas dans le champ de négociation européen.

L’éventualité d’un Brexit peut-elle avoir une incidence sur ces équilibres en ce sens que Londres reste souvent le point d’ancrage européen des banques américaines ?

Il est difficile d’évaluer les conséquences d’un Brexit, car elles dépendront de l’accord qui serait négocié ensuite. Néanmoins il est probable qu’un Brexit conduirait les acteurs américains à réduire leur activité à Londres, et donc aussi leur capacité à intervenir en Europe. Mais il ne s’agirait probablement pas d’un mouvement massif, et le centre financier principal d’Europe devrait rester Londres, un peu redimensionné, avec certaines activités recentrées sur le continent. Cela atténuerait vraisemblablement l’effet de surpuissance américaine depuis Londres, mais pas nécessairement la surpuissance américaine globale.

Les perspectives semblent donc assez mitigées pour favoriser le rôle de la finance européenne ?

Les Européens doivent être plus ambitieux dans le réexamen de leur modèle financement. Le modèle actuel est plutôt source de stagnation relative mais aussi de frustration politique. Nous ne devons pas nous contenter d’un modèle de marché qui voudrait copier le modèle américain, mais qui serait à la fois insuffisant dans la compétition avec les États-Unis et ne tiendrait pas assez compte des spécificités européennes.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº797bis
RB