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L’euro numérique et l’intermédiation bancaire selon la Banque Centrale Européenne

Créé le

18.07.2022

-

Mis à jour le

25.08.2022

La Banque Centrale Européenne (BCE) a publié en mai un document de travail visant à évaluer l’incidence d’un éventuel euro numérique sur l’intermédiation bancaire (« Central Bank Digital Currency and Bank Intermediation », Occasional Paper Series, n° 293). La conclusion tirée d’une analyse purement quantitative des ajustements à partir des bilans bancaires se veut plutôt rassurante, mais ne convainc pas.

Après une présentation succincte des trois scénarios envisagés de demande de Monnaie numérique de Banque centrale (MNBC), nous proposons une lecture critique de la deuxième partie, qui traite des conséquences desdits scénarios sur l’intermédiation bancaire « en temps normal »1.

Des scénarios « purement illustratifs »

La première partie du document de travail est consacrée à la présentation des trois scénarios de demande de MNBC, que la BCE qualifie à plusieurs reprises de « purement illustratifs ». Ils reposent sur l’hypothèse d’une absence de rémunération de la MNBC et s’inscrivent dans un contexte « non stressé ». La BCE précise également que les demandes envisagées s’inscrivent dans le contexte de taux d’intérêt de 2021, mais que les scénarios pourront être actualisés à l’avenir à partir des élasticités cohérentes avec un contexte de taux différent (page 8).

Dans le premier scénario, dit de « demande modérée », cette dernière est exclusivement motivée par les transactions de détail. Les hypothèses de substitution s’élèvent à 50 % pour les billets utilisés pour les paiements de détail, à 25 % pour les cartes et à 75 % pour les autres types de paiement (Paypal et autres).

Dans le deuxième scénario, dit de « demande importante », la MNBC serait demandée non seulement pour les transactions de détail mais encore en tant que réserve de valeur. Les hypothèses de substitution s’établissent dans cette hypothèse à 70 % du stock de billets et 50 % des dépôts à vue.

Enfin, le troisième scénario correspond à la demande qui résulterait d’une limitation de la détention de MNBC plafonnée à 3 000 euros par client. L’hypothèse d’une substitution de 50 % des billets est d’abord posée, la demande résiduelle étant ensuite imputée aux dépôts à vue pour atteindre la masse globale de MNBC cohérente avec le plafond individuel, ce qui impliquerait une substitution de 12,5 % des dépôts à vue.

Selon les calculs de la BCE, la conversion en MNBC s’établirait dans une fourchette comprise entre 1 % des dépôts de la clientèle (0,5 % de l’ensemble des passifs bancaires) dans le scénario de demande modérée et 34 % des mêmes dépôts (18 % des passifs) dans le scénario représentatif d’une demande importante. Le scénario assorti d’un plafond individuel de 3 000 euros produirait quant à lui – et logiquement – des résultats intermédiaires (3 % des dépôts, 2 % des passifs), toutefois sensiblement plus proches de ceux du scénario de demande modérée.

Quatre canaux d’ajustement pour satisfaire la demande

Les auteurs envisagent quatre canaux d’ajustement distincts :

– le premier est mobilisé lorsque les billets sont convertis en MNBC et n’affecte pas les bilans des banques commerciales : au passif de la banque centrale, les billets retournés à l’Eurosystème sont simplement remplacés par l’euro numérique ;

– le deuxième canal entre en jeu lorsque les banques commerciales répondent à une demande de conversion des dépôts de la clientèle en MNBC : leurs réserves excédentaires reculent alors du même montant que les dépôts convertis.

Les deux canaux suivants impliquent des interventions expresses de l’Eurosystème, en vue d’atténuer les conséquences de la demande d’euro numérique sur les réserves des banques commerciales et d’accroître suffisamment la base monétaire en cas de demande importante de MNBC ;

– le troisième canal d’ajustement correspond à un refinancement supplémentaire accordé par l’Eurosystème, ayant vocation à reconstituer les réserves transformées en MNBC ;

– le quatrième canal consiste en des injections de monnaie de banque et/ou en une création de dépôts de la clientèle par des achats pérennes de titres par l’Eurosystème2.

Selon la BCE, un caractère « gérable »...

Le caractère « gérable » de la demande de MNBC associée à chaque scénario est simplement apprécié au regard des limites quantitatives propres à chacun des canaux, appréhendées à partir des bilans du système bancaire et de l’Eurosystème en septembre 2021. Du fait des interactions entre les quatre canaux d’ajustement, le potentiel d’ajustement global est inférieur à la somme des ajustements possibles à partir des canaux considérés isolément. En d’autres termes, la BCE considère comme « gérable » toute demande de MNBC susceptible d’être satisfaite en mobilisant alternativement ou, le cas échéant, cumulativement plusieurs canaux d’ajustement. Ainsi, la demande modérée (200 milliards d’euros) serait aisément absorbable sans intervention de la BCE.

En revanche, une demande extrêmement importante (supérieure à 6 000 milliards d’euros3) impliquerait une augmentation sensible de la taille de bilan de l’Eurosystème (et donc la mobilisation d’un canal d’ajustement supplémentaire). Les scénarios d’une demande plafonnée à 3  000 (ou 5 000) euros impliqueraient pour leur part une substitution de dépôts à vue de 650 milliards d’euros (ou 1 330 milliards d’euros4)5. La BCE considère que la mobilisation des différents canaux d’ajustement permettrait aux banques de répondre à la demande de MNBC assortie d’une limite de détention de 3 000 euros. Ce serait toujours le cas avec un plafond porté à 5 000 euros, mais les mécanismes d’ajustement pourraient cependant rencontrer leurs limites pour quelques banques, voire quelques systèmes bancaires nationaux.

...qui n’exclut pas une profonde transformation de l’intermédiation bancaire

La BCE tire de son analyse des bilans stylisés la conclusion selon laquelle, dans une économie sans friction, l’introduction de l’euro numérique n’affecterait pas de manière significative la capacité d’intermédiation des banques6. Une telle conclusion nous apparaît pour le moins hâtive. En effet, au-delà de leur quantité, les caractéristiques des ressources bancaires sont essentielles en matière d’intermédiation bancaire. Substituer une ressource bancaire à une autre, fût-ce dans la même quantité, n’est pas neutre. Ainsi, remplacer une ressource non rémunérée7 (les dépôts à vue) par une ressource le plus souvent plus coûteuse (le refinancement) accroîtrait le coût moyen des ressources bancaires. Certes, la banque pourrait offrir le même volume de crédit à un coût plus élevé afin de maintenir sa marge d’intérêt, mais l’équilibre se réaliserait alors à un niveau plus bas du fait d’une demande plus faible. La banque pourrait également neutraliser l’effet de la hausse du coût de ses ressources en concédant une baisse de sa marge d’intérêt. Mais dans cette éventualité, elle serait alors contrainte de réduire les capitaux propres alloués aux prêts devenus insuffisamment rémunérateurs au regard du coût des capitaux propres et donc de restreindre son offre de crédit à l’économie. Dans les deux cas, le volume des financements bancaires diminuerait.

Enfin, la substitution d’une fraction importante de ressources provenant de la BCE (refinancement) à des ressources émanant de la clientèle priverait partiellement les banques commerciales de leur faculté de fixer la tarification de leurs ressources. Certains financements à long terme, en partie adossés à des ressources stables mais non rémunérées, se renchériraient, puisque la possibilité de compenser une faible marge sur crédit8 par une marge sur dépôts plus conséquente s’en trouverait considérablement amoindrie.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº870
Notes :
1 La troisième partie du document de travail est consacrée à l’incidence de la MNBC sur la sévérité des ruées bancaires.
2 Selon que les titres seraient cédés par les seules banques commerciales (reconstitution des réserves exclusivement) ou par leur clients résidents (reconstitution des réserves et des dépôts de la clientèle).
3 Pour quelques ordres de comparaison, l’encours des dépôts à vue du secteur privé s’établissait à 8 600 milliards d’euros en septembre 2021, l’encours de billets en circulation à 1 500 milliards d’euros à la même date.
4 Selon les calculs de la BCE, chaque augmentation de 1 000 euros du plafond de détention s’accompagnerait d’une hausse de la demandede MNBC de 340 milliards d’euros.
5 Au-delà d’une conversion de 50 % des billets, soit 380 milliards d’euros (cf. tableau page 10).
6 Cette conclusion n’est ultérieurement que légèrement nuancée par la prise en considération des frictions et contraintes (collatéral, ratios prudentiels).
7 L’absence de rémunération étant la contrepartie des services de liquidité et de sécurité apportés par la banque.
8 Calculée comme la différence entre le taux des prêts et le taux marché de référence correspondant à la même maturité.