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La double matérialité, pierre angulaire de la démarche à impact

Créé le

18.03.2022

L'investissement à impact est dans toutes les bouches, mais selon les acteurs, la terminologie recouvre des réalités bien différentes. Pour structurer la démarche et lui donner un cadre, il est nécessaire d'intégrer l'impact dans les normes comptables. Éléments d’explication pour éclairer le débat.

L’investissement à impact, ou finance à impact, rassemble de nombreux acteurs, réseaux et intermédiaires avec une intention commune : créer de la valeur sociale ou environnementale. Il s’agit de protéger, préserver, améliorer ou transformer la situation d’un bénéficiaire en état de dépendance et de fragilité. Ainsi la caractéristique majeure de l’investissement à impact est la priorité accordée au changement notamment dans le cadre des Objectifs du développement durable (ODD), couplée à un retour financier [1] . L’investissement à impact va au-delà du champ classique de l’investissement durable, car contrairement à ce dernier, il priorise la production d’impacts sociétaux « réellement » constatables, avec la preuve d’un lien de causalité entre l’action mise en place et le changement constaté sur longue période. Il oblige d’augmenter la recherche et développement en matière d’évaluation des impacts extra-financiers. Ces interrogations sont encore émergentes.

Impact ou externalité : débat en cours

Il existe actuellement plusieurs méthodes privées ou publiques pour tenter d’évaluer et de mesurer les impacts d’une action, comme le Social Return on Investment (SROI) ou la grille d’analyse de l’INCO (consortium mondial de l’économie inclusive et durable). Mais il n’y a pas encore de véritable consensus.

Dans ce contexte, au niveau français par exemple, plusieurs travaux de définition et de cadrage de l’investissement à impact ont vu le jour. Avec notamment deux récents rapports officiels sous l’égide du ministère de l’Économie : Bernard-Colinet, « Investissement à impact Lab » (2020) et « Finance For Tomorrow » (2021). Fait notable : ces deux documents ne sont pas alignés sur un certain nombre de points pour définir, mesurer et opérationnaliser l’investissement à impact, illustrant ainsi une partie des controverses. Par exemple, le rapport de 2020 distingue l’impact de l’externalité, en insistant sur l’intentionnalité, le caractère additionnel, le lien de causalité, la temporalité qui nécessite une démarche spécifique, alors que le rapport de 2021, fait reposer l’impact en grande partie sur la notion d’externalité ce qui permet de parler plus facilement de mesure. Rappelons qu’une externalité positive (respectivement négative) est un gain (respectivement une perte) qu’un agent économique (un être humain ou une entreprise – représentée par ses actionnaires/propriétaires) impose à la fonction de production ou à la fonction de bien-être d’un autre agent économique, de manière intentionnelle ou non, en dehors du marché, donc en dehors de compensations.

La comptabilité joue un rôle fondamental

Intéressons-nous à un aspect central de la structuration de la démarche de l’investissement à impact, actuellement encore peu exploré. À savoir sa connexion avec les systèmes comptables. Ces réflexions sont issues notamment d’un programme de recherche de l’Autorité des normes comptables, intitulé « Mesure et définition des impacts extra-financiers des investissements : retour des théories et pratiques de l'Impact Investing et apports possibles de la comptabilité » [2] , et d’un rapport à venir pour la Commission climat & finance durable de l’Autorité des marchés financiers (AMF) [3] .

En effet, comme l’explique la Société française des analystes financiers (SFAF), « […] tenir compte des impacts sociaux et environnementaux dans le fléchage des flux financiers, cœur de l’investissement à impact, passe par […] l’émergence d’une comptabilité sociale et environnementale […] L’outil de base de ce fléchage, une analyse financière réellement intégrée, ne pourra prendre corps que lorsque les entreprises s’exprimeront auprès de la communauté financière sur ces sujets dans leur langage naturel, la comptabilité » (Rambaud, 2018).

Ce constat est partagé par le rapport du High Level Expert Group (HLEG) de 2018, « on Sustainable Finance », introductif au Plan d’action européen pour la finance durable. Ce dernier souligne le rôle fondamental de la comptabilité et de ses normes pour structurer la finance durable. La position défendue ici repose sur l’idée qu’il ne pourra y avoir d’investissement à impact que si les systèmes comptables (et les normes comptables) permettent eux-mêmes de cadrer et de fournir les informations nécessaires pour évaluer ces impacts, rendant possible, en regard, des analyses intégrées (financières, sociales et environnementales). Il s’agit de concevoir la comptabilité et ses normes comme un cadre conceptuel et un langage structurant.

En particulier, une partie des controverses liées à l’investissement à impact peut être explicitée par les différentes façons de rendre compte, d’analyser et d’évaluer ce que peut être l’investissement à impact. Or ce lien entre investissement à impact et comptabilité repose notamment sur la notion de double matérialité, concept central dans les débats comptables extra-financiers.

Vous avez dit double matérialité ?

La double matérialité [4] se définit au moyen de deux approches différentes de la prise en compte des informations extra-financières en comptabilité : une approche « Outside-In » et une autre « Inside-Out ». Selon la vision « Outside-In », seules les informations concernant les impacts positifs et négatifs de l’environnement (économique, social, naturel) sur l’entité comptable sont pertinentes et doivent être prises en compte. Cette approche structure ce qui est appelé la matérialité simple ou matérialité financière. Il s’agit d’une perspective en « opportunités » (impacts positifs sur l’entité comptable) versus « risques » (impacts négatifs sur l’entité comptable).

Selon la vision « Inside-Out », les informations relatives aux impacts négatifs et positifs de l’entité comptable sur l’environnement (économique, social, naturel) sont considérées également comme significatives. Dans ce cas, on parle de matérialité socioenvironnementale, ou d’ « impact materiality » (EFRAG, 2021). La double matérialité correspond à la conjonction de ces deux types de matérialité [5] .

Le lien direct entre l’investissement à impact et la double matérialité peut être résumé par le guide « Investir avec les ODD » des PRI (Principes for Responsible Investment). Il préconise d’étendre les « enjeux ESG financièrement matériels pour les différentes entreprises » (donc la matérialité financière) aux « enjeux les plus importants pour la société et l’environnement » (dans la matérialité non-financière). Dans ces conditions, le déploiement de l’investissement à impact dépend du développement de normes comptables aptes à le structurer. Celles-ci doivent être organisées pour intégrer l’ensemble des impacts, donc être en double matérialité. Intégrer la double matérialité dans la comptabilité et ses normes devient donc une perspective propice à avancer sur le rapprochement entre la démarche de l’investissement à impact et les systèmes comptables.

Un outil de prise de décision

Si la notion de double matérialité est complexe, elle offre un avantage : la possibilité de décomposer la « chaîne » logique allant des informations financières et extra-financières à la prise de décision d’investissement. La matérialité représente la sensibilité reliant des informations à des prises de décisions et est donc corrélée à la nécessité, ou non, d’intégrer ces informations dans un système comptable. Or parmi ces décisions se trouvent les choix d’investissement. Par ailleurs, il est possible d’éclater cette chaîne en mettant en évidence le fait que les informations influencent en premier lieu des « éléments clés de prise de décision », eux-mêmes structurels dans la prise de décision. La matérialité peut donc être représentée sous la forme :

Informations –> Éléments clés de prise de décisions –> Décisions

La matérialité reviendrait donc à :

– définir des éléments clés de prise de décision (ECPD) ;

– établir des références de ces éléments ;

– mettre en évidence des variations positives ou négatives de l’impact sur ces états de référence.

À partir de cette analyse, la matérialité financière renverrait à des ECPD sur les performances financières, tandis que la matérialité socioenvironnementale correspondrait à l’intégration d’ECPD représentatifs de l’environnement social et naturel. Cette approche permet de mettre en évidence l’existence de plusieurs types de matérialités financières et de matérialités socioenvironnementales. Nous ne les détaillerons pas tous dans ce papier, mais nous insisterons sur les plus importants d’entre eux.

Deux visions distinctes de l'entreprise...

Concernant la matérialité financière, deux grands types d’ECPD coexistent, renvoyant à deux visions différentes de l’entreprise :

– selon une première perspective, l’entreprise est vue comme une délégation de gestion des actifs au nom de l’actionnaire/propriétaire. Dans ce cas, l’ECPD est la valeur actualisée des Flux de trésorerie disponibles (FTD) futurs générés par la gestion des actifs par l’entreprise. Cette approche de la matérialité financière intègre ainsi les informations extra-financières en fonction de leur capacité, et de leur degré, de corrélation à des variations positives ou négatives de cette valeur ;

– selon une autre perspective, l’entreprise est une entité à part entière, un projet collectif à pérenniser. Ce concept rejoint d’ailleurs la notion de raison d’être des entreprises. Tel est le sens des travaux concernant la différence entre « société » (des actionnaires/propriétaires) et l’entreprise, vue comme un projet collectif, dans le fameux rapport ministériel « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard de 2018. Dans cette situation, l’ECPD est la stabilité de l’entreprise, sa pérennité, en tant que projet collectif, ayant une « raison d’être » liée à sa production notamment. Plus concrètement, cette vision est associée à la comptabilité en coûts historiques, destinée aux gestionnaires, et reposant historiquement sur un compromis entre gestionnaires et actionnaires à « long terme » (Rambaud & Chenet, 2021). Les ECPD correspondent donc aux grandeurs caractéristiques de l’analyse financière en coûts historiques, à même de déterminer la pérennité d’une entreprise, comme la solvabilité, le Return on Assets (ROA), le besoin en fonds de roulement, etc. Dans ces conditions, la matérialité financière selon cette vision intègre les informations extra-financières en fonction de leur degré de corrélation à des variations positives ou négatives de ces grandeurs.

…et deux approches de l'environnement

Concernant la matérialité socioenvironnementale, là aussi, nous nous concentrerons uniquement sur deux approches :

– selon une première approche, l’environnement, naturel mais aussi social, est représenté par le biais du bien-être des agents économiques des parties prenantes. Dans cette situation, les ECPD sont les fonctions de bien-être de ces agents. Ainsi, à partir d’un état donné de « bien-être » global, la pertinence des informations extra-financières sera jugée sur leur capacité à affecter positivement ou négativement cette fonction globale de bien-être. Derrière cette approche, se trouve la théorie des « externalités ». Dans ces conditions, l’externalité devient synonyme d’impact. Cette vision correspond à une approche classique et dominante de l’investissement à impact (Finance For Tomorrow, 2021 ; Forum pour l’Investissement Responsable & France Invest, 2021) ;

– selon une autre approche, les milieux naturels eux-mêmes – et non leur représentation par le biais du bien-être des agents économiques – sont intégrés comme « entités à comptabiliser », au-delà des services qu’ils rendent, de leur utilité et de leur productivité. Les ECPD sont les « bons états écologiques », des baselines écologiques, de ces milieux naturels (Levrel et al., 2014). Par exemple, en ce qui concerne le climat, son bon état écologique correspond à sa stabilité, définie par l’Accord de Paris et les travaux du GIEC, « redescendus » au niveau des entreprises [6] . Cette matérialité socioenvironnementale renvoie à la prise en compte des variations positives ou négatives relativement à ces bons états écologiques pour chaque milieu naturel, pris indépendamment. L’AMF (2020), et dans une certaine mesure, en ce qui concerne l’investissement à impact, le rapport ministériel (Bernard Colinet et al., 2020), se basent sur cette vision pour définir la matérialité socioenvironnementale.

Précisons deux points centraux qui justifient ces distinctions. Tout d’abord, la matérialité financière n’est pas équivalente à la matérialité socioenvironnementale, y compris en incluant un raisonnement sur des performances financières à long terme. En effet, plusieurs résultats en bioéconomie montrent que la maximisation de la valeur actualisée (sur des modèles incluant la création de valeur à l’infini) utilisée pour gérer une ressource naturelle conduit dans de nombreux cas à une destruction de cette ressource (Clark, 2010). Dommage que ces travaux soient malheureusement peu connus en finance et comptabilité durables !

Par ailleurs, les matérialités socioenvironnementales décrites ici ne sont elles-mêmes pas équivalentes. Le modèle bioéconomique de « Pearce » (Godard, 2004) démontre que la prise en compte des externalités, dans une analyse coût-bénéfice, ne conduit pas à garantir la résilience des milieux naturels, et donc la diminution des impacts sur leur bon état écologique…

En pratique, les travaux de l'ISSB divergent de ceux de l'EFRAG

Les liens entre investissement à impact et le développement de systèmes comptables socioenvironnementaux intégrés, et en particulier sur la base de la double matérialité, sont très ténus, même si encore peu explorés. Néanmoins cette approche de l’investissement à impact permet une meilleure connexion entre investissement à impact et mesures/gestion au niveau des entreprises – et donc de l’économie réelle – et une structuration des controverses la parcourant. En particulier, l’approfondissement de la notion de double matérialité permet de mieux saisir les différentes perspectives sur la démarche de l’investissement à impact, tout en mettant en évidence ses liens avec les débats actuels sur l’entreprise (société des actionnaires vs raison d’être des entreprises) ou sur l’environnement (environnement comme sources de services utiles et productifs vs environnement comme source de préoccupation intrinsèque).

Dès lors, cette perspective interroge sur la possibilité de développer un véritable investissement à impact dans le cadre des travaux de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), extension de l’IASB (International Accounting Standards Board), entièrement basé sur une vision en matérialité financière, contrairement au cadre des travaux de normalisation extra-financière de l’UE (EFRAG, 2021). Elle incite surtout à favoriser des approches multidisciplinaires (finance, comptabilité, bioéconomie, éthique de l’environnement, etc.) et multi-acteurs (praticiens/chercheurs, gestionnaires d’actifs/comptables, etc.). Et à s'intéresser aux travaux et outils développés, depuis de nombreuses années, dans le champ de l’économie écologique et des sciences écologiques, par exemple, à même de répondre à une meilleure conceptualisation et une opérationnalisation de la notion de matérialité socioenvironnementale, point central de la démarche à impact.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº867
Notes :
1 Karyotis & Alijani (2017).
2 Porté par A. Rambaud, F. Déjean, S. Alijani et C. Karyotis. Ce programme donne lieu à une présentation d’étape lors des États généraux de la recherche comptable 2021 de l’ANC (reportés en 2022).
3   Corédigé par A. Rambaud et C. Vincent, en collaboration avec H. Chenet.
4 Rappelons que la matérialité en comptabilité correspond à la pertinence de l’information comptable, au fait que celle-ci soit « significative ».
5 Nous ne discuterons pas ici de la matérialité dynamique, en précisant cependant qu’elle est in fine très proche de la matérialité financière.
6 Par le biais de SBTi (Science Based Targets Initiative) par exemple.